"C'est un événement politique"

par Roland Gori

En complément de l'article publié dans Réforme du 28 octobre sur les évolutions dans la manière de manifester en France, Roland Gori, psychanalyste, professeur de Psychopathologie à l'Université d'Aix-Marseille et animateur du mouvement « l'Appel des appels », pour une insurrection des consciences, analyse le mouvement de contestation.

Le mouvement de contestation n'exprime-t-il pas une angoisse face à la perte?
Certes il s'agit bien d'une angoisse de perdre, mais une angoisse tout à fait réelle de perdre le capital symbolique et matériel que constitue le patrimoine citoyen des protections sociales acquises par les travailleurs depuis la Libération et tout au long des Trente Glorieuses, à l'époque où le compromis social d'inspiration fordiste faisait bon ménage avec le développement économique du capitalisme industriel.

Depuis le début des années 1980, nous sommes entrés dans une nouvelle culture, celle du capitalisme financier où les valeurs de mobilité et de flexibilité, de performance, de profit à court terme et du "tout jetable" expose davantage les individus et les populations à la précarité sociale et à l'humiliation civile. L'amour du métier devient un luxe symbolique et matériel pour cette nouvelle civilisation qui a substitué au pouvoir du manager les exigences de l'actionnaire. C'est une civilisation d'"usuriers" qui a simplement besoin de la servitude volontaire de chacun pour fonctionner. Les classes moyennes sont vouées à une plus ou moins lente mais inexorable prolétarisation que le chômage et la dérégulation de l'économie facilitent. La globalisation, que l'on nomme parfois mondialisation, accroît les inégalités non seulement entre les pays mais à l'intérieur de chacun d'entre eux. Les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, et une partie des classes moyennes constate toujours plus que ses conditions matérielles et symboliques d'existence se rapprochent de celles des classes populaires.

L'évaluation à tous les étages de la société constitue la nouvelle manière de donner des ordres sans en avoir l'air et en se parant de la fausse objectivité des chiffres conduisant à une administration technocratique des humains supposée inévitable. L'économie et l'opinion ont, depuis le début du capitalisme moderne, constitué les deux moyens principaux de gouvernement.

A l'instabilité économique et au dispositif de soumission sociale de l'évaluation généralisée s'ajoute la fabrique de l'opinion par des médias qui perdent toujours plus le sens de l'analyse critique et politique propre au journalisme pour se rapprocher davantage de l'exploitation des faits divers et des émotions collectives qu'ils mobilisent. Le "fait divers fait diversion" disait Pierre Bourdieu, et ce qui demeure authentiquement du journalisme nous le devons à l'éthique professionnelle des journalistes, de leur conscience critique, claire et lucide, nonobstant les industries de l'information et du spectacle qui par la logique de l'audimat fabriquent l'opinion et introduisent dans ce champ culturel une logique de marché. D'où aussi pour le Pouvoir cette tentation d'exploiter le "fait divers", quand il ne le provoque pas, pour gagner les faveurs de l'opinion, propre à nos démocraties d'opinion! D'où aujourd'hui sa déstabilisation face à un mouvement qui a le soutien de l'opinion malgré les désagréments qu'il provoque évidemment. C'est à cette érosion permanente des valeurs de progrès social et de justice républicaine que le mouvement social actuel fait objection avec cette détermination dense et profonde qui peut paraître énigmatique à plus d'un analyste politique, en particulier chez nos voisins européens et encore davantage aux Etats-Unis. C'est donc bien d'une perte réelle dont il s'agit, liée aux mutations sociales et culturelles qui conduit les français à perdre confiance dans l'avenir et dans le rôle protecteur de l'État. Cette crise sociale s'est cristallisée symboliquement autour de la question de l'âge limite de la retraite avec une solidarité des générations évidente qui pourrait surprendre. Ce mouvement social actuel me paraît constituer au sens fort du terme un événement politique.

Comment analysez-vous la disparition de l'Etat providence ?

Comme je vous l'ai dit précédemment, nous sommes entrés dans une autre culture qui tend à transformer l'humain en instrument, en moyen, pour l'argent de se reproduire. A cette chosification de l'humain, à cette marchandisation de la nature et du vivant, s'ajoute aujourd'hui le scandale qui fait que les taux de profit résultent de spéculations virtuelles, abstraites, purement financières, stériles, puisqu'elles n'exigent pas nécessairement la production de biens matériels ou symboliques. La volonté politique d'un État républicain aurait dû se manifester par des interventions limitant ce pouvoir abusif de la finance.
Bien au contraire, depuis les réformes engagées avec le gouvernement Reagan, Thatcher et plus récemment en France, l'Etat s'est désisté au profit de ces puissances financières et commerciales en démantelant les services publics et en essayant de leur inculquer une nouvelle vision du monde, une métaphysique néolibérale où le marché financier est roi. Au lieu de jouer son rôle d'arbitre politique dans les inévitables conflits des intérêts des groupes sociaux, le champ politique et les gouvernants ont laissé le champ de la politique se convertir à la logique des marchés financiers et incité les services de l'État à les prendre pour modèles. C'est une régression sociale et politique sans précédent dans l'histoire récente de nos démocraties. Je crois que là encore il convient de comprendre la mobilisation des fonctionnaires humiliés, humiliés à la fois matériellement et symboliquement.

Quelles sont les spécificités du mouvement actuel de contestation?

La première spécificité de ce mouvement actuel, c'est qu'il bénéficie du soutien de l'opinion publique malgré les diverses tentatives pour le discréditer en le faisant apparaître comme simple défense des privilèges acquis, supposé méconnaître la réalité des chiffres. La deuxième spécificité, c'est incontestablement le maintien d'un front syndical responsable et créatif, malgré là encore les différentes tentatives pour le diviser. Les responsables syndicaux ont montré qu'ils étaient capables de s'unir malgré ce qui les divise plutôt que de se diviser comme à l'accoutumé sur ce qui les réunit. La troisième spécificité est que grâce à cette intelligence collective le mouvement semble se maintenir dans la durée et que la mobilisation ne se dissout pas dans une journée de grève ou de manifestation, mais prend du temps pour comprendre et rassembler. Il convient maintenant de savoir ce qui va se passer après le vote d'une loi désavouée par l'opinion publique. C'est à mon avis le moment délicat qui conditionnera l'avenir de ce mouvement de contestation. La jonction esquissée et rêvée par tous les idéaux et toutes les utopies politiques des jeunes et des anciens, des lycéens, des étudiants et des ouvriers, me paraît là aussi spécifique de cette crise de confiance dont Jaurès rappelait qu'elle était le pire ennemi de la démocratie. J'aurais tendance à penser que la manière dont nous sortirons de cette crise sociale sera déterminante pour l'avenir de la démocratie dans notre pays et de manière plus indirecte en Europe.

Votre démarche* consiste-t-elle à rétablir les intellectuels dans le rôle originel, c'est à dire celui d'une participation directe à la vie de la Cité - plutôt que médiatique?

Nous hésitons toujours à l'Appel des appels à nous considérer comme des "intellectuels", même si nombre d'entre nous pourrions être qualifiés d'"intellectuels spécifiques", comme disait Foucault, c'est-à-dire dépositaires d'une forme de savoir véhiculée par l'Université pour participer à la construction du monde et à l'analyse critique des idéologies qu'il convoque. Mais comme vous évoquez les intellectuels participant à la vie sociale pour les opposer aux "médiatiques", qui sont devenus à l'instar des "experts" les scribes de nos nouvelles servitudes, alors pour le coup je me risquerai à répondre positivement à votre question. A condition cependant de préciser que les professionnels dits intellectuels sont d'abord et avant tout des citoyens comme les autres et que leur savoir- faire est aussi concret et produit des effets matériels tout autant que symboliques. Là encore, méfions-nous des divisions et des clivages, et j'aime bien rappeler avec Hannah Arendt, cette phrase selon laquelle l'acte de connaissance est aussi concret que l'édification d'une maison, à condition d'ajouter que l'édification d'une maison suppose une connaissance tout aussi intellectuelle que le maniement des concepts.

Propos recueillis par F. Casadesus

* Voir l'appel, la liste des signataires sur :
appeldesappels.org