Verbatim : Enseigner le français en 2021, un naufrage ?

 

A lire sur le site de l'ALEF (Association française pour l'enseignement du français)

 

"2020-2021 : nouvelle annus horribilis, en particulier en lettres ?  A trois semaines des Epreuves Anticipées de Français au baccalauréat, plutôt que les élèves dans la tourmente d’un bachotage pandémique, c’est l’odyssée de l’enseignement du français qui a fait l’objet d’une évaluation. Le 26 mai, l’Association Française pour l’Enseignement du Français (AFEF) appelait à échanger pour un état collectif de santé. Diagnostic : souffrances et empêchements causés par les programmes, le bac, l’institution, cadre juridique détourné, conception archaïque de la littérature, de la langue et de la didactique, inquiétudes sur le devenir de la maternelle et de la formation … Face à ce naufrage, entre fatalisme et révolte, c’est bien le désespoir qui a grondé. En voici quelques extraits : seront-ils entendus ?

"2020-2021 : nouvelle annus horribilis, en particulier en lettres ?  A trois semaines des Epreuves Anticipées de Français au baccalauréat, plutôt que les élèves dans la tourmente d’un bachotage pandémique, c’est l’odyssée de l’enseignement du français qui a fait l’objet d’une évaluation. Le 26 mai, l’Association Française pour l’Enseignement du Français (AFEF) appelait à échanger pour un état collectif de santé. Diagnostic : souffrances et empêchements causés par les programmes, le bac, l’institution, cadre juridique détourné, conception archaïque de la littérature, de la langue et de la didactique, inquiétudes sur le devenir de la maternelle et de la formation … Face à ce naufrage, entre fatalisme et révolte, c’est bien le désespoir qui a grondé. En voici quelques extraits : seront-ils entendus ?

 

Perte de boussole : où sont les valeurs de la République ?

 

 « Cette expression « perte de boussole » entre en résonance avec mon vécu d’enseignant dans mon établissement. Je vais donner deux lignes de force qui n’en finissent pas de se désagréger. Transmettre et faire vivre les valeurs de la République donne un sens fort à mon quotidien professionnel, c’est ce qui donne la saveur et le sens de ce que je fais avec mes élèves. La notion de laïcité, comme le dit Patrick Weil dans son dernier ouvrage, recouvre beaucoup de choses que nous ne savons pas expliciter. Après l’attentat contre un de nos collègues, Samuel Paty, nous nous sommes trouvés en situation de donner des repères sur les valeurs de la République, sans avoir pu, contrairement à ce qui avait été annoncé, échanger avec la communauté éducative. Je n’ai plus de temps attribué par l’institution pour penser ces valeurs collectivement, avec mes collègues avec qui j’ai mission, normalement, de faire vivre ces valeurs de la République. 

 

D’autre part, ce qui a donné sens à mon métier d’enseignant, c’est la notion de communauté éducative, or certaines instances qui lui donnaient vie sont invisibles, je ne les vois plus fonctionner, par exemple le conseil école-collège où j’avais le sentiment d’être dans le cœur de mon métier. Des collègues vivent une fracture intérieure entre leur souci de loyauté vis-à-vis de l’institution et leur souci d’intégrité par rapport à leur matière, leur conception du métier, leur fidélité par rapport à ce qu’ils ont vocation à apporter à leurs élèves. Quelles pistes, idées ont-ils pour faire changer les choses à la rentrée prochaine dans leur établissement ? »

 

En 2021, j’ai honte d’enseigner le français 

 

« De quoi le bac de français 2021 est-il le nom ?

 

Maintenu envers et contre tout, dans le déni de la réalité, c’est-à-dire de conditions de préparation dégradées et inéquitables, le bac apparait bien pour ce qu’il est : moins une certification pédagogique qu’un rituel social à forte valeur symbolique. Et en l’occurrence, le symbole vient tous nous écraser. 

 

L’Epreuve Anticipée de Français en particulier fait du français au lycée dans sa totalité une épreuve violente : c’est le symbole d’une culture et d’une société fondées sur le travail comme torture, l’évaluation comme enjeu, la compétition, la sélection, la peur de l’échec, les stratégies de survie (jamais eu autant de « triche » dans les lycées qu’en cette année 2020-2021)…

 

Ce qui est clair, c’est le pouvoir d’empêchement de ces programmes et de ces modalités d’évaluation : combien ils nous empêchent de faire vivre au lycée le si beau travail de la littérature et de la langue, combien ils empêchent de faire de ce beau travail le bonheur, le désir, le pouvoir de conquérir le monde.

 

Ces programmes et ces épreuves amènent les élèves à devenir des machines : à commenter, à disserter, à respecter des codes d’écriture formatés, à ingurgiter des notions vides de sens, à mener des opérations mécaniques d’application, à réciter des savoirs artificiels et prémâchés, plutôt qu’à lire, écrire, parler, penser, créer, se créer…

 

Ces programmes et ces épreuves amènent les enseignant.es à devenir aussi des machines : à fabriquer et comptabiliser les  explications de textes, à réaliser les objectifs purement comptables qu’on leur impose, plutôt qu’a être des ingénieurs pédagogiques, reconnus dans leurs capacités à choisir, concevoir, inventer, construire … Triste constat : je ne suis plus en accord avec ce que j’enseigne (l’art pour l’art version Education nationale ? c’est-à-dire la littérature pour la littérature et la langue pour la langue). Triste constat : je ne suis plus en accord avec la manière d’enseigner qu’imposent programmes et épreuves (heureusement je tente de conserver quelques espaces-temps de créativité et de résistance, mais je crains de plus en plus le moment où des parents voire des élèves viendront, au nom du rendement attendu, contester leur nécessité)

 

Finalement le bac de français 2021 est bien un révélateur, et on comprend pourquoi le ministre y est si attaché. Durant cette année de pandémie et de confinements variés, on a vu les CPGE continuer à fonctionner quand les universités devaient fermer … Ce qu’on voit au quotidien au lycée actuellement, c’est combien se renforcent les inégalités scolaires, c’est-à-dire aussi les inégalités socio-culturelles, tant on ne peut accompagner au mieux ceux qui en ont le plus besoin, tant la culture enseignée est une culture de classe, tant on ne permet pas à ceux qui en sont éloignés d’habiter cette culture (et cette langue) de façon authentique. La question mérite d’être posée : à travers de tels programmes et de telles modalités de mise en œuvre, ne s’agit-il pas même de valider et de renforcer les inégalités ?

 

En un mot : j’ai honte, honte d’être l’instrument d’une telle politique. »

 

Des ordres et du désordre ?

 

« Un fonctionnaire en France ne reçoit ni ordres ni directives sous forme orale. C’est une garantie : tout est écrit et public, loi, décret, circulaire, ordre de mission. A l’Education Nationale, on a quelques supports essentiels : le BO, la définition des missions de l’enseignant, les programmes, dont on sait combien ils ont été l’objet, au moins aux lycées et à l’école élémentaire, ont été l’objet de discussions. 

 

Pour la revue N’Autre Ecole, j’avais fait un inventaire croisé des interventions médiatiques du ministre et des textes officiels parus au BO. Entre le 12 mars 2020 et le 24/04, c’est-à-dire la période du premier confinement, on trouve 37 interventions, tous médias confondus, en fait plus simplement, les jours où M. Blanquer n’est pas intervenu sont les 19 et 21 mars et le 9 avril. Dans le même temps, dans le BO, le nombre de textes expliquant aux agents les modalités de fonctionnement en temps de confinement est évalué à environ zéro. Le premier BO de la période, celui du 12 mars (n°11) comprend 16 textes, le dernier, celui du 23 avril (n°17) en comprend...trois (3). La plupart des choses qu’annonce M. Blanquer, il les annonce à la presse, à défaut dans des vidéos tournées par le ministère, au pied de son arbre, mais trop rarement par des textes légaux, réglementaires, etc. 

 

En creusant, cela se reflète dans le fonctionnement même de l’institution. Au ministère, ou autour, existent un certain nombre de garde-fous, selon la bonne vieille technique républicaine des assemblées, appelées parfois conseils, soit de représentants, soit d’experts, qui jouent leur rôle de proposition, d’analyse, de relecture. Le Conseil Supérieur de l’Éducation (CSE), le Conseil Supérieur des Programmes (CSP), le Centre National d’Étude des Systèmes Scolaires (CNESCO), etc. Tous ont été, dès l’arrivée au ministère et selon une politique continue, réduits à une fonction décorative, soit par remaniement favorable (CSP), soit par élimination pure et simple, soit, de façon plus perverse, par mise en place d’un conseil concurrent chevauchant les mêmes domaines de compétences (Conseil Scientifique de l’Éducation), soit en contournant allègrement l’avis, après consultation pour le principe. Ainsi les programmes de lycées, général, professionnel et technologique, ont tous, à une exception près (les programmes de physique) été massivement rejeté par le CSE. Ils sont pourtant actuellement en place, sans la moindre modification. 

 

Ces règlements flous, ces changements constants (jusqu’à 15 jours avant l’épreuve du bac par exemple, à l’heure actuelle, le bac peut encore changer de forme) ne relèvent pas de l’incompétence, il s’agit selon moi d’une politique concertée, précise. Les variations, changements, adaptations, sont théorisées, le management par le flou est un processus identifié comme étant un mécanisme de création de souffrance au travail, avec aujourd’hui la jurisprudence France Télécom. 

 

Nous sommes nous, personnels, placé•es au pied du mur. Nous en sommes à devoir poser la question de la désobéissance. Garder notre dignité professionnelle, la façon que nous aurions de nous sauver mais aussi – surtout – de sauver nos élèves ne passe pas l’organisation d’un système de désobéissance organisée et systémique à des ordres dont nous nous demandons même, parfois, s’ils existent. »

 

Des inégalités renforcées dès la maternelle

 

«  Ce n’est pas parce qu’on met en place dès la petite section des techniques d’apprentissage de la lecture que l’on va mettre en place des activités culturelles. Ce qui est en train de se faire dans l’école maternelle, c’est la réduction de tout ce qui est activités de signification, de construction de sens, de lien, d’articulation avec le monde… pour tout réduire à des habilités techniques. Ces habilités techniques ne sont pas accessibles à tous les enfants au même âge et le tri va s’opérer comme cela. On est en train de faire une sélection à partir de la petite section. 

 

Pour ceux qui ne connaitraient pas les textes pour l’école maternelle il y a un décalage d’à peu près un an des exigences de la grande section vers la moyenne section vers la petite section. Ce sont des recommandations mais en fait il va y avoir des évaluations à l’entrée au cours préparatoire et ce sont des évaluations de l’école maternelle. Les évaluations orientent sérieusement les enseignements. Et comme les enseignants tiennent à ce que leurs élèves soient bien évalués, les enseignants vont obtempérer. 

 

Sur le plan de l’accès à la culture, c’est une catastrophe avec la disparition des disciplines, terme utilisé en maternelle maintenant, et la disparition des domaines d’activités qui pouvaient permettre aux enfants de se construire effectivement un rapport au monde pertinent pour mieux lire et écrire, ce qui disparait complètement. C’est aussi une injustice parce qu’on va évaluer à tour de bras les enfants comme si l’on évaluait la marche des enfants. Il y en a qui marchent à 9 mois, d’autres à 18 mois et si on décidait qu’à 15 mois tous devaient marcher, je ne sais pas ce que l’on ferait. 

 

En plus il y a ce panel 2021 : on va tester 35000 enfants sur quelques petites compétences cognitives mais beaucoup sur le plan comportemental, ce qui nous ramène au panel de 2005 qui avait provoqué des hurlements, et là personne ne hurle. On demande aux enseignants de dire si les enfants mentent, s’ils répondent, c’est-à-dire s’ils sont insolents, s’ils sont ordonnés etc.  Ça donne envie de rire ! Je me demande ce que l’on va en faire. »

 

« Je voulais revenir sur les évaluations en grande section qui s’appellent « guide d’enseignement pour une entrée sécurisée au CP ».  Elles sont remises aux familles, qui s’inquiètent pour certaines, et se posent la question de la possibilité de l’entrée en CP de leurs enfants, car ces derniers n’auraient pas coché toutes les cases du guide. Concernant la modification des programmes, les nombreuses remarques par rapport à la première mouture font penser que la dernière est un « moindre mal », réactions de dépit auxquelles on s’attendait. Cela renvoie à la grande fatigue des enseignant•es, et leur désinvestissement. Ce qui se concrétise par moins de liens avec les familles, moins d’explicitations. Ce lien avec les familles est une chose essentielle particulièrement en maternelle. On expliquait aux élèves mais aussi aux familles à quoi servait l’école, pourquoi on est là, pourquoi on apprend etc… C’est beaucoup moins présent et il y a même moins de liens entre collègues. Grande lassitude et grande fatigue. »

 

Fatigue à tous les niveaux

 

« Je rejoins les collègues sur la souffrance des élèves. On a réussi à caser un bac blanc le jeudi 12 mai et pour la première fois, en 10 ans de carrière, j’ai eu des élèves qui ont triché à ce bac blanc et j’ai trouvé que cela faisait vraiment symptôme, d’une inquiétude des élèves par rapport à ce qui s’est passé depuis l’année dernière, le confinement etc.… Et c’est vrai qu’avec le système des demi-jauges, ils n’ont pas eu la préparation qu’ils auraient dû avoir en conditions normales.

 

Que Faire ? Comment transmettre quelque chose de cet humanisme ou de la culture humaniste alors que justement on nous impose un certain nombre de processus ou de procédures déshumanisantes ? La question est : comment remettre cette dimension humaniste au cœur de nos métiers ? » 

 

La catastrophe annoncée de la formation

 

« La formation des nouveaux collègues que nous devons mettre en place pour la rentrée se présente comme une catastrophe annoncée. Les étudiants pourront avoir trois statuts, des « alternants » comme actuellement, certains qui seront « contractuels », d’autres qui seront des « stagiaires en observation » en 1ère année, puis en « pratique accompagnée » la 2ème année du master. Parallèlement à ces trois statuts ils seront soumis à la préparation du concours puisque le concours a lieu désormais à la fin du master, et en même temps qu’ils passeront leur concours, ils devront aussi obtenir leur master. Tout en étant utilisés comme stagiaires : une manne facile et pas chère pour occuper les postes vacants… Il y a là une désagrégation complète du collectif, un délitement, une destruction massive de tout ce qui relève du collectif, de la réflexion. On va assister à un éparpillement des étudiant•es, sans possibilité de constituer un groupe de réflexion, ils seront seuls devant leur écran, et quelle va être la possibilité de suivi, d’évaluation de leur formation ? » 

 

« On n’a pas de réponse sur ce qu’il adviendra d’eux une fois qu’ils auront le master et le concours, quel accompagnement sera mis en place ? Ils basculeront dans la formation continue, où de nouveaux formats sont demandés, des formations hors temps scolaire, des webinaires sans véritables temps collectifs, de petits formats. Toute une série d’inflexions qui ne me vont pas ! Cela entrave le métier de formateur, ne permet plus de penser, il faut négocier heure par heure des temps où il y aurait de la réflexivité, où je pourrais monter en distanciation. » 

 

Quelle riposte ?

 

«  Nous sommes pris•es dans quelque chose de l’ordre du désastre. Des mots forts ont été dits : solitude, désalliance, fatigue… Au-delà de l’inconfort professionnel, moral, de ses fidélités, de son attachement à soi-même, à ses élèves, à ses collègues, il nous faut aller décrypter l’envers de tous les discours, la dimension trompeuse du langage perverti. C’est en nous rassemblant, en faisant front, y compris dans la désobéissance aux injonctions qui mettent notre intégrité en danger, que nous pourrons garder la tête haute. Nous avons ouvert le débat, et nous invitons tous les citoyens, parents, élèves, collectifs, associations et syndicats à s’en emparer du débat et à défendre l’École publique. »

 

Propos recueillis par François Jarraud

Par Roland Gori, à lire dans Libération