Roland Gori "Un journalisme inspiré par l’esprit des Lumières"

Un artcile du Journal "L'Humanité".

À l’heure où la « religion du marché » et « l’hégémonie culturelle » cherchent à coloniser les esprits, le psychanalyste Roland Gori, initiateur de l’Appel des appels, explique les raisons de son soutien à l’Humanité, journal fondé par Jean Jaurès.

Comment réagissez-vous 
à l’appel lancé en urgence pour une souscription 
en faveur de l’Humanité ?

Roland Gori. Ce n’est pas la première fois que l’Humanité fait l’objet d’une mobilisation populaire pour maintenir son indépendance. N’étant pas un organe de presse consacrant la pensée dominante, il ne peut vivre qu’en étant soutenu par la culture populaire et le militantisme. Étant donné que nous sommes dans une hégémonie culturelle de la société de consommation, de la marchandise et du spectacle, nous avons besoin d’organes de presse capables de mettre en récit collectif les informations et d’en extraire le sens. Il est important aujourd’hui qu’un journal d’opinion comme l’Humanité informe, mais aussi mette à la disposition du plus grand nombre des données d’analyses et de culture politique. Il assure alors la fonction de théorie sociale critique. Il ne s’agit pas simplement d’une perfusion médiatique de faits divers pour distraire et amuser le grand public. L’Humanité a toujours eu le courage d’avoir des positions progressistes tranchées, en conciliant à la fois un souci matérialiste d’analyse des rapports sociaux de production mais aussi une ouverture vers des idéaux culturels et des enjeux spirituels. À ce sujet, je me réjouis qu’historiquement le lien avec les appareils politiques ait changé, permettant des débats de ­société plus diversifiés.

Ce rôle de l’Humanité au service de la critique sociale et du combat d’émancipation humaine rejoint 
la démarche initiée par l’Appel 
des appels…

Roland Gori. Le manifeste de l’Appel des appels a comme mot d’ordre de « remettre l’humain au cœur de la société ». Le joli nom du journal l’Humanité se place sous l’égide de cette démarche humaniste. Quand Jaurès a fondé l’Humanité, il parlait de « cette humanité qui n’existe pas encore, ou à peine ». Cela signifie que l’humanité n’est pas donnée par la nature animale de l’espèce, qu’elle est à construire. À ce propos, je citerai Camille Laurens, dans le Grain des mots : « On ne naît pas humain, on le devient. » Et on le devient par les « humanités », tout ce qui contribue à l’émancipation sociale et singulière. Rousseau disait, dans l’Émile : « Homme, soyez humain. » Pour l’Humanité, il y a cette exigence à assumer. On ne peut pas faire de la ­politique sans idéal, sans rêve. On ne peut pas réussir sans « audace », comme le disait Jaurès, dans son Discours à la jeunesse, à propos de la fondation de la République. Aujourd’hui, les pages culturelles de l’Humanité, celles consacrées aux critiques de livres, aux tribunes et aux idées ouvrent à la possibilité d’une analyse politique à la fois enracinée dans des opinions tout en restant nuancée.

Quel accueil avez-vous reçu 
du journal lorsque vous avez 
lancé cette démarche citoyenne ?

Roland Gori. L’Humanité a été le premier quotidien à faire un écho à l’Appel des appels. Ce collectif constitué de militants d’horizons divers, socialistes, écologistes, de gauche, est crucial dans une société colonisée par les valeurs de la « religion du marché », selon l’expression de Pasolini. Dans une telle société, les organes de presse risquent de devenir les « missionnaires » du marché, les propagateurs des valeurs de cette société de la marchandise et du spectacle. Nous avons toujours trouvé un appui de la part de l’Humanité. C’est important de disposer d’organes de presse qui refusent cette servitude et l’illusoire neutralité. Jaurès disait très bien : « Il n’y a que le néant qui soit neutre. »

Pourtant, de nombreuses menaces pèsent sur l’Humanité et aussi 
sur « les humanités » ?

Roland Gori. Effectivement. Le projet de loi présenté par Mme Fioraso est une mise à disposition des connaissances et du savoir en faveur du commerce et de la finance. Un coup fatal est porté avec l’enseignement en anglais, en « globish », comme le disait François Taillandier, dans l’Humanité, ou encore comme le montrait Claude Hagège, dans le Monde. Cette disposition s’inscrit dans une logique proprement génocidaire pour le patrimoine et la biodiversité des savoirs. C’est scandaleux de placer le savoir dans une relation de servitude volontaire à l’égard de la langue des maîtres, de la rationalité purement technique qui est celle de la domination sociale, comme le disait Adorno.

Face à cette « religion du marché », comment exercer nos métiers ?

Roland Gori. C’est là que je reviendrai à Jaurès et à l’actualité du combat en faveur de la séparation de l’Église et de l’État. Il ne s’agissait pas alors, pour lui, de s’en prendre au fait religieux, ni aux prêtres et aux missions d’éducation, de soutien en direction du peuple, mais d’opérer une séparation des institutions de l’Église. On doit beaucoup réfléchir à cela. L’Église catholique a été remplacée par l’Église de la finance. Il est tout aussi impératif d’exercer une séparation entre l’État et cette nouvelle Église de la ­finance. C’est cette laïcité-là qui nous manque. Les métiers doivent retrouver une éthique qui ne soit pas celle de la finance mais qui soit celle des finalités qui les ont créés. Pour les métiers du journalisme, après sollicitation de Charles Silvestre, des Amis de ­l’Humanité, et grâce au dynamisme d’une jeune journaliste, Cécile Cabantous, nous organisons, le 25 mai prochain, une journée intitulée « Comment exercer le métier de journaliste ? », à Jussieu. Être journaliste, ce n’est pas seulement capter des scoops pour produire des émotions collectives mais c’est d’abord participer à la formation de l’esprit critique des citoyens. C’est un journalisme inspiré par l’esprit des Lumières. Ce journalisme est mis à mal, pas seulement en raison des investissements financiers, mais surtout par le calibrage de la pensée et de la valeur, en les réduisant aux logiques des affaires et des modes d’emploi des protocoles standardisés.

Entretien réalisé par 
Pierre Chaillan

Par Roland Gori, à lire dans Libération