Roland Gori « Parier sur la part ingouvernable de l’individu pour renverser les rois »

Entretien avec Roland Gori dans L'Humanité

Dans son dernier essai, La Nudité du pouvoir, le psychanalyste Roland Gori explore « l’imposture » du moment Macron et propose une réflexion sur la nature et l’origine du pouvoir. Pour l’initiateur de l’Appel des appels en 2009, le pouvoir ne détient sa force que de notre cécité, et il est temps de crier que « l’empereur est nu ! ».

« Nous vivons un moment politique inédit, dont l’élection d’Emmanuel Macron est à la fois le symptôme et l’opérateur », affirmez-vous, mettant en garde contre la tentation de le sous-estimer dans une image réductrice du « commis de la finance ». Alors, où la complexité du macronisme se niche-t-elle ?

Roland Gori Emmanuel Macron est un personnage intéressant, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Je suis l’un de ses plus fervents opposants, mais je pense qu’il faut reconnaître ses qualités pour mieux le combattre. Tout d’abord, il me semblait intéressant d’examiner le malentendu extraordinaire de son élection. En 2017, la plupart des peuples européens ont refusé les logiques austéritaires imposées par les différents gouvernements de démocratie libérale. Des États-Unis à l’Europe, ces gouvernements démocrates ou sociaux-libéraux ont fait la même politique de religion du marché que pouvait réaliser la droite traditionnelle. En France, ce « dégagisme » a abouti à une issue tout à fait atypique : c’est le produit d’un système dont les électeurs ne voulaient plus qui a pourtant été élu. Il s’agit d’un terrible malentendu. Emmanuel Macron, c’est Tancredi dans le Guépard de Visconti : « Il faut que tout change pour que rien ne change. » Son opportunisme dévoile celui de notre époque. Au regard de la première année de son quinquennat, le « vieux monde », qu’il a habilement dénoncé durant sa campagne, trouve chez ce jeune monarque républicain un de ses plus fervents défenseurs. Mais on ne peut pas pour autant lui reprocher de faire ce qu’il a dit. Cela révèle en France plusieurs choses. Celle qui doit le plus nous interpeller, c’est que, quelle que soit la belle campagne menée par Jean-Luc Mélenchon, elle n’a pas suffisamment rassemblé, et la gauche n’a pas pu s’imposer comme alternative crédible. En face, en guise de « réinvention » de la politique, Emmanuel Macron a fait émerger une nouvelle politique « ­a-politique ». Ce paradoxe est très intéressant. Le président de la République est un oxymore incarné.

Justement, on a beaucoup glosé sur le « et en même temps » d’Emmanuel Macron. En quoi cette formule « condense la vérité d’une signature politique », selon vos propres mots ?

Roland Gori Il en a habilement fait sa marque de fabrique politique. Du « ni droite ni gauche », qui rappelait un peu trop le fascisme, il a finalement revendiqué le « et droite et gauche », lui permettant de transcender les clivages traditionnels et de prendre le meilleur des deux camps. Il revendique cette formule comme réponse à la complexité du monde moderne. La France, enfin livrée au ravissement d’un économisme décomplexé et d’un humanisme affiché, pourrait assumer à la fois l’efficacité et la justice, le souci de l’entreprise et les exigences sociales. Bien sûr, c’est une fumisterie. Car nous le constatons sur l’emploi, l’écologie, l’éducation… il n’y a aucun « en même temps ». Car Emmanuel Macron a été sur un mirage, une illusion selon laquelle il allait faire progresser les idéaux citoyens en les rendant compatibles avec l’économie. Il a remis au goût du jour cette vieille lune saint-simonienne selon laquelle la justice sociale ne sera rien d’autre que le produit des bénéfices de l’économie. Ce qui explique qu’il se place lui-même sous l’enseigne du progrès, avec cette illusion vivace héritée du XIXe siècle selon laquelle l’efficacité des machines permettra le bonheur. « Quand on me parle du progrès, je demande toujours s’il rend plus humain, ou moins humain », disait George Orwell…

Le président de la République « invite les citoyens à s’autoexploiter, pour mieux se vendre en capital humain », écrivez-vous. Est-ce là l’essence du projet macronien et de sa « start-up nation » ?

Roland Gori Son projet consiste à considérer que l’entreprise est la matrice sur laquelle tout doit s’appuyer en matière individuelle et collective. Il existe chez Emmanuel Macron une théologie entrepreneuriale. Hors du foyer d’expériences de l’entreprise point de salut. L’individu serait réduit à une microentreprise libérale, autogérée, ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. Donc ceux qui ne fonctionnent pas comme une entreprise n’existent pas. C’était le sens de son discours sur « ceux qui ne sont rien ». Autrement dit, vous n’êtes pas humain si vous ne produisez pas. Nous sommes là au cœur du projet néolibéral, que Macron porte de manière très intelligente puisqu’il l’assoit en se servant de l’État. Il a parfaitement compris que la dérégulation doit être portée par les structures qui, habituellement, sont chargées de la régulation, c’est-à-dire l’État et les services publics. C’est dans ce but qu’il compte décomposer, démanteler toujours plus ces services et les recomposer sur le modèle de l’entreprise, comme pour la Poste, l’hôpital, ou même l’université… Même l’action sociale est frappée. Il s’agit, au nom de l’efficacité économique et de la charité, d’ouvrir l’immense espace de la pauvreté aux investisseurs et aux entrepreneurs. L’État n’a pas disparu, il a changé de fonction pour se fondre et se recomposer dans le creuset entrepreneurial. C’est la fameuse « start-up nation ». Le macronisme est en train d’imposer une vision du monde qui fait de l’entreprise « le foyer d’expérience », au sens foucaldien du terme, prônant la subordination de l’ensemble des secteurs à la logique des marchés financiers.

Alors l’élection d’Emmanuel Macron nous a déjà fait basculer dans une ère post­­- démocratique… ?

Roland Gori Nous sommes à la charnière d’une transition entre des démocraties libérales en décomposition et la possibilité d’une nouvelle forme de totalitarisme postdémocratique. La démocratie est en train d’être liquidée au profit d’une logique de gestion technico-financière des populations. On ne parle plus de peuple, mais de populations qu’on va gérer par des algorithmes prédictifs. Face à cette dépolitisation du monde, qui représente un risque majeur, nous perdons notre capacité de penser, de parler, de décider ensemble. L’espace public est liquidé. À l’aide d’un appareillage algorithmique contrôlant les réseaux sociaux, le pouvoir numérique finit par modeler et fabriquer l’opinion, en même temps qu’il leur prescrit des comportements préformatés. À partir du moment où se réduit le temps de rencontre entre citoyens qui peuvent débattre, on laisse libre court à l’externalisation des décisions politiques. Souvent par l’économie, qui décide désormais à la place du politique.

Votre livre est construit autour de l’idée de la nudité du pouvoir et raconte dès les premières pages le fameux conte d’Andersen les Habits neufs de l’empereur. Alors quels sont ces mécanismes qui conduisent à ce consentement intime par lequel les hommes et les femmes se font complices de leur aliénation ?

Roland Gori Ce conte d’Andersen met en évidence que nous sommes victimes d’impostures. Nous vivons face à l’injonction de se soumettre à une croyance pour ne pas passer pour un imbécile ou un inadapté. Un des opérateurs de la soumission des citoyens à un pouvoir qui les aliène et les exploite, c’est le conformisme. Un consensus qui nous conduit à adhérer à des illusions qui nous bernent. Le citoyen s’aveugle lui-même à l’imposture qui lui profite autant qu’il en est la victime. Dans le conte d’Andersen, c’est un enfant qui va s’écrier que le roi est nu, car il n’est pas encore pris dans une logique de conformisation sociale. C’est la part ingouvernable de l’individu. Et c’est là-dessus qu’il faut parier. Ce n’est pas seulement par la raison critique qu’on peut faire tomber les travestissements et les impostures de monarques. La révolte naît du fond infantile de l’humain, de cet insupportable sentiment d’injustice face à l’humiliation, à la dignité bafouée, aux injustices diverses.

Si nous étions capables de dire « l’empereur est nu », nous pourrions risquer de réaliser le désir démocratique.

Vous êtes aussi professeur émérite de psychopathologie clinique. Qu’apporte la psychanalyse à la compréhension du politique ?

Roland Gori Qu’est-ce qui fait qu’on externalise à un autre le soin de nous guider nous-mêmes ? Je me suis en effet toujours intéressé au pouvoir, et dans ma pratique de la psychanalyse et dans ma vie de citoyen engagé. Au-delà de la corruption des individus par le désir de servir un maître dans l’espoir d’en tirer profit, il me semble que nous avons tous tendance à chercher un autre qui puisse donner un sens et une cause aux comportements que nous pouvons avoir. D’ailleurs, même si la mode est plutôt au positivisme, que la psychanalyse est souvent malmenée, objet d’attaques plus ou moins légitimes, la demande des patients est toujours là. Concernant le pouvoir, ce sont bien nos croyances et nos attentes collectives qui le revêtent du sacre qu’il ne possède pas intrinsèquement. J’ai donc tenté d’y apporter une dimension psychologique et philosophique, à la manière de Walter Benjamin, dans l’idée que ces dimensions agitent les mécanismes les plus matériels de l’économie. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai toujours été intéressé, dans le courant marxiste, davantage par Gramsci ou Georg Lukács, que par le léninisme, qui m’a toujours paru d’un matérialisme non seulement rugueux, mais aussi politiquement dangereux, puisque je suis très critique du taylorisme dans le cadre de mon combat contre l’évaluation. Laquelle est, pour moi, une manière de mettre les travailleurs sous tutelle d’une soumission librement consentie. Pour Lénine, Taylor était un bienfaiteur de l’humanité, pour moi, c’est un criminel de l’humanisme des métiers. La ­question du pouvoir est à l’intersection des aliénations subjectives que ma pratique clinique met en évidence, mais aussi des aliénations sociales qui, finalement, poussent les individus à se soumettre à des intérêts qui ne sont pas les leurs.

Vous citez beaucoup Hannah Arendt, pour qui la crise est le moment politique par excellence, qui ouvre la possibilité d’inventer… ou de sombrer dans la catastrophe. Face à cela s’impose l’exigence d’invention. « Inventer, ce n’est pas offrir le spectacle d’une innovation, écrivez-vous. C’est créer les conditions d’un commencement imprévisible »…

Roland Gori Face à un totalitarisme du marché, au danger de l’extrême droite, il faut trouver une troisième voie. Elle ne peut pas être le mirage macronien. Elle se construira sur les lieux de travail, où pourront s’émanciper les citoyens et se reconstruire la démocratie. Il faut redonner au politique toute sa place désertée au profit des règles technico-financières. Le politique est ce qui se construit par la parole, les œuvres, les services et les actions entre les humains. Je suis convaincu que nous ne parviendrons pas à créer un véritable paradigme politique alternatif si nous ne procédons pas à une analyse sociale du travail et à une analyse psychopathologique des relations au pouvoir que celle-ci requiert. Et si nous ne quittons pas la langue de l’adversaire pour créer un nouveau langage à même de dire notre libération. 

La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, de Roland Gori, les Liens qui libèrent. 208 pages, 17,50 euros.

Cet article vous est offert par L'Humanité dans le but de vous faire découvrir ses formules d'abonnement. Convaincu(e) ?Abonnez-vous à partir de 1€

Entretien réalisé par Maud Vergnol

Par Roland Gori, à lire dans Libération