Roland Gori: «Macron, c'est l'Empereur nu du conte d'Andersen» - Entretien avec Roland Gori dans Le Figaro

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans son dernier ouvrage, Roland Gori livre une réflexion profonde sur la nature du pouvoir politique, à l'aune du conte d'Andersen « L'Empereur nu». D'après lui, cette histoire éclaire aussi bien les raisons de l'accession au pouvoir d'Emmanuel Macron, que le recul du politique face à l'économie et à la technocratie.

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FIGAROVOX.-: Vous écrivez un livre sur le pouvoir et vous décidez de le débuter par le célèbre conte de «l'Empereur nu» d'Andersen. Pourquoi ce choix? En quoi ce conte illustre-t-il particulièrement notre époque?

Roland GORI.-: Ce livre est moins une illustration de notre époque qu'une révélation de ce qui se joue psychologiquement dans notre relation au pouvoir. C'est par conformisme que nous nous soumettons à un pouvoir dont la légitimité procède bien souvent des croyances et des attentes dont on le pare. Aucun pouvoir ne saurait tenir face à un peuple désireux de le destituer. Tôt ou tard, il tomberait. C'est ce consentement social et intime que le conte d'Andersen nous permet de comprendre. Le pouvoir est nu et pauvre sans les artifices et les illusions dont on le recouvre. Regardez le Richard II de Shakespeare, c'est un magnifique livre sur le pouvoir: au creux de la couronne il y a un vide, c'est la Mort qui règne.

Dans votre livre, vous évoquez également le «moment» Macron. En quoi l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macon est-elle un événement inédit?

Le «moment Macron» est en effet un miracle, j'ose le mot. Non pas dans le sens religieux du terme, mais plutôt dans l'acception d'Hannah Arendt, à savoir un événement d'une «improbabilité infinie», un événement auquel personne ne s'attendait. Emmanuel Macron a surfé sur la vague d'un désir de démocratie, associé à une forte volonté de dégagisme de la part de la population. Ce qui est un comble, dans la mesure où Macron représente tout ce que le dégagisme pourfend: technocratisme, libéralisme exacerbé, individualisme, européisme.

Il y a donc là un énorme malentendu. Et c'est en ce point que nous retrouvons le Roi nu: pour qu'Emmanuel Macron soit élu, il fallait un mirage, une illusion collective, au moins d'une partie de la population. Il fallait qu'il parvienne par une habile rhétorique de propagande à faire croire en un nouveau commencement, à nous inviter à entrer dans un nouveau monde distant de la technocratie européenne, des discordes partisanes, des austérités des gouvernements précédents, bref des politiques néolibérales. Sauf, qu'au nom de l'économisme, du productivisme, du libéralisme à l'américaine, il est le produit et l'opérateur le plus fervent de cette vision du monde.

Qu'adviendra-t-il après ce «moment» Macron? Habilement il a su installer une structure de pouvoir qui repose sur un trépied: une autorité «jupitérienne» adossée aux institutions de la Ve République, une garde prétorienne constituée de jeunes hommes ambitieux mais inconnus, qui lui doivent tout, adoubés par un monarque avec lequel ils partagent la vision d'un État fort mais hybride mis au service des «marchés», fins connaisseurs de la technocratie étatique comme des milieux d'affaires et de réseau, et enfin un système de gestion des populations et des comportements par le numérique. La démocratie devient soluble dans les algorithmes… À ce titre, le mouvement En Marche! ressemble plus qu'on ne le dit au Mouvement Cinq Étoiles fondé par Beppe Grillo, un leader charismatique qui s'appuie sur des réseaux numériques pour court-circuiter les corps intermédiaires!

Mais comment expliquez-vous justement que cette illusion ait fait de l'effet? Les contradictions du personnage étaient pourtant apparentes dès le début de sa campagne...

C'est un des mérites d'Emmanuel Macron: son habileté à se saisir des opportunités, à saisir sa chance et à courir vers son risque. Cet homme a du talent, mais il devrait se souvenir de la mise en garde d'un auteur qu'il connaît bien, Nicolas Machiavel: celui que la chance a favorisé dans la conquête du pouvoir y vole sans obstacles, les obstacles surgissent pour le conserver!

L'élection d'Emmanuel Macron n'est pas un plébiscite, il fait à peu près autant que les abstentionnistes.

Son élection n'est pas non plus un plébiscite, il fait à peu près autant que les abstentionnistes. Son succès provient en grande partie aussi du discrédit des partis traditionnels au sein de l'opinion publique. Dans l'esprit des Français, la droite - à tort ou à raison - est entachée d'une présomption de corruption par les affaires. Or une parole qui se contredit dans les actes, se discrédite. La droite ne pouvait pas demander du sang et des larmes, lorsque certains de ses dirigeants se voyaient soupçonnés de malhonnêteté financière.

Quant à la Gauche de gouvernement, elle tombait en désamour avec son électorat traditionnel. Elle se voyait accusée de trahison après avoir adopté en France comme dans d'autres pays européens le logiciel du néolibéralisme. Bref, elle était devenue social-libérale. Les frontières entre la droite et la gauche se sont trouvées effacées au nom d'un pragmatisme qui conduisait les démocraties libérales à gérer technocratiquement les populations selon des logiques européennes d'austérité.

Du coup nous avons eu véritablement une crise de la politique, c'est-à-dire une crise de confiance dans la parole: les gouvernants ne font pas ce qu'ils disent, et ne disent pas ce qu'ils font. C'est la force de Macron, il le répète à foison: «je fais ce que j'ai dit» on n'y était peut-être plus habitués!

De ce point de vue l'Affaire Benalla ne révèle-t-elle pas le subterfuge macronien, en présentant le caractère illusoire des promesses de transparence du Président?

L'affaire Benalla est une fissure de taille dans la stratégie du chef de l'État. Ce n'est pas seulement la proximité du personnage Benalla qui pose problème, bien que son infiltration au cœur des services publics de l'État révèle le défaut du système macronien: l'hybridation des services publics et du secteur privé produit d'étranges confusions! Benalla est un parfait autoentrepreneur de lui-même dont la réussite se voit compromise par une énorme bourde. Mais le problème est symptomatique des limites de la théologie macronienne: on ne peut pas facilement concilier le pouvoir jupitérien reposant sur le sacré, et la pratique des affaires. C'est donc un moment de vérité pour le système des croyances et des pratiques du pouvoir.

Allons-nous pour autant être capables de reconnaître que le roi est nu, et laisser cette place vide qui signe la démocratie, sa force et sa faiblesse? Allons-nous réussir à repenser un autre modèle de pouvoir, respectueux de ses promesses, capable de concilier l'économie et la justice sociale, la liberté et l'égalité? Le défi politique aujourd'hui est là. Le risque face aux maladies de nos démocraties libérales, c'est le populisme, dans ses différentes versions, l'illibéralisme revendiqué par Victor Orban et théorisé par Fareed Zakaria.

L'affaire Benalla est une fissure de taille dans la stratégie du chef de l'État.

La désillusion, la dissipation du mirage, peut inciter les peuples à chercher des figures autoritaires, c'est aussi mon expérience de psychanalyste qui me l'apprend. Face à la nudité du père, on la recouvre du manteau de Noé du despotisme.

Car nous vivons une période propice au dévoilement du mirage, nous sommes plus prêts que jamais à dire que l'Empereur est nu ; mais parallèlement, ce choix n'a jamais été aussi angoissant. Reconnaître que la place est vide est devenu d'autant plus difficile que nous avons coupé avec la tradition, et ne savons plus à quoi nous raccrocher. C'est le défi de la modernité que cette discordance des temps entre passé, présent et avenir. Comment entrer dans un avenir en intégrant le présent, quand nous n'avons plus de lien avec le passé, pas un passé momifié, empaillé, mais un passé raconté, un passé qui fait histoire? Notre société a oublié que la tradition peut être la condition de la liberté lorsque l'histoire relie et ne divise pas. La place des humanités classiques, largement oubliées par Jean-Michel Blanquer, donne à un peuple sa force symbolique, son efficacité symbolique. Macron le sait, il le dit, mais sa politique le contredit.

Pratiquement, il reste au Président quatre ans à gouverner. Comment peut-il y parvenir dans ce contexte de semi-nudité et de défiance croissante à son égard?

Je suis incapable de prédire ce qu'il adviendra. Ce qu'il faut retenir c'est que Macron n'est pas seul, il possède des moyens techniques (numériques, technocratiques, financiers, médiatiques) pour «tenir» l'opinion.

Une part de son avenir est également dépendante de l'existence d'une reprise économique. Quand on fonde une grande partie de son discours sur l'emploi, on a intérêt à ce que l'économie connaisse rapidement une embellie - encore faut-il toutefois que ce soit une économie qui produise plus d'emplois qu'elle n'en détruit, ce qui actuellement peut laisser place au doute. Sa force aujourd'hui consiste aussi dans la faiblesse de ses opposants. Il devra relever ce désir de démocratie qui cherche sa voie obscurément entre le Charybde du «profitalisme» comme l'appellent nos amis québécois et le Scylla de l'illibéralisme, de l' «orbanisation» de l'Europe. Je crois que ça devrait passer par la réhabilitation de la parole, par le truchement de laquelle se fondent depuis l'origine nos démocraties. C'est par la parole que l'Afrique du Sud a réussi sa paix civile, sa réconciliation avec elle-même. C'est cela qui nous manque pour retrouver la confiance dans la démocratie. La gestion numérique peut devenir un cauchemar si elle ne s'accompagne pas d'espaces de parole. Je crois beaucoup dans la portée de la parole. Je conçois la parole comme la condition même de la création et de l'existence d'un monde commun. Le numérique ne devient un danger pour la Démocratie que s'il se substitue à la parole dans un monde où on serait «seuls, ensemble», connectés mais non reliés. Il peut être un amplificateur des espaces démocratiques s'il favorise les rencontres incarnées, concrètes, matérielles, charnelles. Sans quoi le politique disparaîtra.

Vous qui parlez de la nudité du pouvoir, le pouvoir n'est-il pas aujourd'hui plus nu que jamais, balayé tantôt par l'économie, tantôt par le numérique?

Certainement. Notre époque connaît un désistement du politique au profit du Marché. Ce n'est plus à la politique de gouverner, mais au marché de réguler, selon la pensée même d'Hayek, ou le vieux rêve des physiocrates. La globalisation a amplifié le phénomène en «désenchantant» toujours plus notre monde, en le désacralisant, et du coup en retour ce rationalisme économique et technique a permis le retour des

La globalisation a désenchanté notre monde.

obscurantismes et des extrémismes. Transformer la Nation en start-up, les Préfets en «entrepreneurs de l'État», comme le veut Emmanuel Macron, risque d'amplifier ce désir de spiritualité très bien prophétisé par André Malraux. À condition que le numérique ne devienne pas le nouveau dieu des temps modernes qui envoûterait les réseaux sociaux. Mais là encore comme le disait Georges Bernanos: «Le danger n'est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d'anéantir aussi les croyances. Le danger n'est pas dans les multiplications des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d'hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner.»

Vous semblez considérer la démocratie illibérale comme un danger que les peuples sont prêts à courir par désespoir. Mais une démocratie doit-elle nécessairement être libérale?

Je pense qu'il y a un équilibre à retrouver au sein de nos démocraties entre égalité et liberté, surtout lorsque la liberté n'est plus celle des Lumières mais celle de l'économisme. Le moyen de réconcilier ces deux notions n'est autre que la fraternité. Cette pensée est celle de Bergson, pour qui la fraternité doit être le fondement de la démocratie, justement parce qu'elle est, dit-il, la valeur républicaine qui «réconcilie ces deux sœurs ennemies» que sont la liberté et l'égalité. Nous sommes je crois à un carrefour de notre histoire: les humains ont besoin de justice et non de charité, qui est une forme d'oppression sociale disait Jaurès. Comment y parvenir? Emmanuel Macron est prisonnier d'une vision saint-simonienne de l'histoire et du politique pour laquelle la société n'est rien d'autre qu'une société de production, pour laquelle le progrès social dérive du progrès technique, et pour laquelle la justice sociale n'est que le résidu de la réussite économique. Or, la mondialisation prouve qu'il n'en est rien, que les dictatures s'accommodent fort bien des économies de marché financiarisées. Emmanuel Macron s'est fait l'apôtre d'une théologie entrepreneuriale qui a déjà un peu partout dans le monde démontré ses limites. C'est celle des nouvelles élites coupées de la Démocratie et du peuple, cultivant un narcissisme de masse, peut-être aussi parce que la Démocratie s'est séparée d'elle-même.

Par Roland Gori, à lire dans Libération