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De la « philosophie Nutella » d’Onfray (Libération du 2 octobre) à « Jacques Sapir à droite toutes » (Mediapart du 27 juillet), le tapage médiatique fait autour de ces « intellectuels » à la dérive se révèle davantage comme le symptôme d’une crise du politique qu’il n’y apporte une solution. Sans devoir céder au « démon de l’analogie », il ne me paraît pas très difficile de lire dans cette tentative désespérée de recomposer le champ dégénéré du politique les échos des crises successives des libéralismes en Europe. Depuis que, selon le mot de Nietzsche, « l’économie et la technique sont devenues le destin de l’homme », il n’est pas de période dans l’histoire de l’Occident qui, à l’occasion de graves crises financières, sociales et économiques, n’ait vu émerger des idéologies désireuses de dépasser le clivage traditionnel droite-gauche pour sortir du conformisme bourgeois du « bien penser ». Alors, en vue de proposer un redressement national, à contre-courant des valeurs matérialistes, universelles et rationnelles des Lumières, abusivement confisquées par les sociaux-libéraux, les divers mouvements conjuguant les nationalismes de la droite radicale, les antisémitismes et les racismes populistes émergent, avec la complicité active d’« intellectuels » soucieux de la souffrance des « petites gens ». Du boulangisme aux fascismes, en passant par les revendications révolutionnaires de partis « ouvriers » rassemblant les mécontentements catégoriels hétérogènes, ces initiatives ont, depuis plus d’un siècle, leurs laboratoires qui fabriquent le pire. On pourra débattre de la portée des travaux de Zeev Sternhell, il n’empêche qu’ils contribuent à révéler que la crise des valeurs propres aux Lumières (rationalisme et défense de l’universel), l’antiparlementarisme, désir de dépasser les clivages droite-gauche, produisent un climat propice aux fascismes. Les crises des démocraties libérales et l’effondrement des alternatives de gauche constituent leur niche écologique. Si l’usage de ce terme peut paraître plus rhétorique que démonstratif, il n’empêche les crises des démocraties libérales et l’impuissance des gauches à proposer une alternative crédible nous font danser au bord de l’abîme. J’ai essayé de montrer, dans l’Individu ingouvernable (1), en quoi nous étions confrontés à des néofascismes, technofascismes et théofascismes. Sur les décombres du « faux universel » de la raison comptable, de la logique de financiarisation du vivant et de la nature, de l’utilitarisme moral, des voix s’élèvent pour revendiquer un autre monde, pour sortir de l’hypocrisie « libérale ». Jaurès disait que « le pire ennemi de la démocratie, c’(était) le manque de confiance en elle-même, l’absence d’ambition vraie ». Nous y sommes condamnés au moment même où seules comptent les curatelles technico-financières des peuples et des individus, où la technocratie a confisqué la démocratie, où la bureaucratie des expertises s’est substituée aux débats citoyens. C’est le moment où, dans l’histoire européenne, fleurissent les plantes venimeuses des nationalismes, des racismes, des haines sociales et tribales. Inévitablement. Faute de procéder à cette « désintoxication morale » de l’Europe qu’un Stefan Zweig appelait de ses vœux, nous risquons de connaître ces révoltes du désespoir qui empruntent les voies des nihilismes. Quand le politique faillit, quand les sociaux-libéraux se font les gérants les plus serviles du capitalisme financier, quand la jeunesse n’a plus d’avenir, quand la vieillesse est enfermée dans la solitude, quand dans une société modelée par le travail des travailleurs n’en ont pas, quand on demeure prisonnier de l’argent que l’on a autant que celui qui en manque, les humains désespèrent de ne pouvoir fraterniser. Alors, oui, il y a un risque fasciste en Europe. Il ne manque que l’occasion pour en assurer la précipitation. C’est comme cela que j’analyse ce tapage fait autour de ces « intellectuels médiatiques » dont Bourdieu nous avait montré qu’ils constituaient d’autant plus un fait divers, faisant diversion, que leur reconnaissance ne procédait pas du débat avec leurs pairs mais de la société du spectacle et de la marchandise. Produits de ce qu’ils dénoncent, de tels « intellectuels » nous invitent à réfléchir et à mettre en œuvre les héritages de l’humanisme. Telle est l’alerte dont nous devons leur être redevable : la République n’étant plus cette surprise dont nous avons fait un miracle, selon le mot prêté à Lamartine, nous nous devons plus que jamais de la faire renaître aux valeurs de l’humanisme.
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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