ROBERT BADINTER « Un intellectuel en politique »

Robert BADINTER nous a quittés. Rares sont ceux, qui
comme lui, laissent une trace indélébile dans l’histoire de son
pays, et même au-delà de ses frontières. Robert BADINTER
en fait partie. Rares sont ceux qui, au-delà de leur mort,
inspirent les nouvelles générations. Robert BADINTER est de
ceux-là.
Il a été l’homme, l’avocat, le ministre qui a accompagné et
nourri des générations de magistrats, dont je fais partie, et plus
largement de juristes. Il continue à l’être pour les nouvelles
générations, dont l’une des promotions de l’École nationale de
la magistrature s’est donné son nom.
Il a été l’un des plus grands ministres de la justice qu’a connus
la France, grand réformateur, transformateur de la justice,
inlassable défenseur des droits de l’homme jusqu’à ses
derniers instants, constant dans la promotion d’une justice
indépendante nationale comme internationale.
Il a aussi pu mener et gagner ces combats, parce qu’il était
irréprochable, avec sa droiture, son honnêteté intellectuelle, sa
justesse d’esprit. Son intelligence, son humanisme, son
attention à l’autre, sa curiosité, son éloquence au service de la
force de ses convictions ne pouvaient qu’emporter l’adhésion
de ses interlocuteurs.
J’ai eu l’immense privilège, le bonheur, l’honneur d’avoir pu
rencontrer Robert BADINTER et échanger avec lui, en
plusieurs occasions et notamment en 3 qualités, Président de la
Conférence Nationale des Procureurs de la République
(CNPR) sur le statut du parquet et l’indépendance de la
justice, membre du cabinet de Lionel Jospin à l’occasion du
50 éme anniversaire de la Déclaration universelle des droits de
l’homme (DUDH) et de la création de la Cour pénale
internationale CPI, Directeur des affaires criminelles et des
grâces enfin, sur le parquet européen.
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Les lois votées sous l’impulsion de Robert BADINTER
étaient « révolutionnaires » dans le contexte de l’époque :
suppression de la peine de mort, du délit d’homosexualité, des
juridictions d’exception. Mais toutes les réformes qu’il a
soutenues, et toutes les prises de position, qu’il a exprimées
tout au long de sa vie, se sont inscrites dans une vision globale
et constante de l’humanité et de la société, fondée sur des
valeurs et des convictions.
Le respect de la dignité humaine.
Convaincu de la nécessité d’ « une prison qui ne soit ni
inhumaine ni infantilisante, qui ne secrète pas la
désocialisation », il a bouleversé les conditions de détention :
suppression des quartiers de haute sécurité, instauration de
parloirs libres – sans séparation ni hygiaphone –, autorisation
des appels téléphoniques à la famille une fois par semaine,
suppression du costume pénitentiaire et installation de
télévisions dans les cellules. Il a instauré les Travaux d’intérêt
général (TIG) comme alternatives aux courtes peines. Et
jusqu’à la fin de sa vie, il n’aura de cesse de dénoncer la
surpopulation carcérale qui ne permet pas d’assurer le respect
de l'intimité, de la dignité des détenus ni de préparer la
réinsertion dans une telle promiscuité.
La reconnaissance de la souffrance des victimes.
S’il a amélioré les conditions de détention, Robert Badinter a
aussi fait avancer les droits et la défense des victimes, en
faisant adopter des dispositions en faveur des victimes
d’accident de la route et des victimes d’attentats ainsi que, de
façon concrète, en accordant des subventions aux associations
d’aide aux victimes, en impulsant dès 1982, le réseau des
professionnels de l'aide aux victimes sous la bannière de
l’INAVEM (Institut National de l’Aide aux Victimes et à la
Médiation).
La défense des droits de l’homme, le combat d’une vie.
Dès octobre 1981, avec la ratification de l'article 25 de la
Convention européenne des droits de l'homme, article
accordant le droit de requête individuel des particuliers à
l'encontre de l’État français, la France devient enfin partie
intégrante de la Convention, près d’un quart de siècle après la
création de la Cour européenne des droits de l’homme. A
chaque anniversaire de la Déclaration universelle des droits de
l’homme, à chaque manifestation de promotion des valeurs
humanistes, il répondait présent. Il répétait la force du
message de la Déclaration universelle, qui s’est construit sur le
refus du racisme, et de toute discrimination, expression du
mépris et de la haine de l’autre. Avec la même verve, il
soutenait l’universalisme mais mesurait les dangers qui le
menaçait face aux « différentialistes » ou « multiculturalistes
», « pour lesquels chaque État est souverain et libre
d’interpréter les droits de l’homme et de les mettre en œuvre à
sa manière, et face à ceux qui « considèrent les droits de
l'homme comme un don de Dieu, qu'il convient par
conséquent d'interpréter à la lumière de la charia, en excluant
de fait les juristes au profit des docteurs en théologie ».
Le refus d’une politique pénale sécuritaire
Dénonçant l’aberration de l'accélération de l'inflation
législative répressive, souvent justifiée par l’émotion suivant
un fait divers, il s’est opposé à la banalisation des lois
d’exception et des mesures de sûreté. Rappelant qu’un mineur
est un être en devenir, il a toujours soutenu la nécessité
absolue de conserver la philosophie de l'ordonnance de 1945,
d'abord et toujours éduquer, former, prévenir et réinsérer. Il
n’était pas concevable pour lui de remettre en cause les
principes de l'État de droit, par des mesures politiquement
exploitables, ni de refuser la possibilité de rédemption des
hommes et des femmes, ni d’aggraver les inégalités sociales
en surveillant et punissant, plus que les autres, les plus
défavorisés au prétexte de leur dangerosité présumée.
L’indépendance de la justice
Il n’a eu de cesse de défendre l’indépendance de la justice,
pilier de l’État de droit, mais aussi les magistrats dont il saluait
régulièrement l’intégrité.
Il s’est opposé au projet de suppression du juge d’instruction
lancé par Nicolas Sarkozy en 2009, parce qu’il revenait à
confier l’instruction aux procureurs sans remettre en cause
leur statut et en les laissant sous la dépendance du pouvoir
exécutif, et qu’il aboutissait à renforcer l’emprise du pouvoir
politique sur la justice pénale.
A propos du parquet et à l’occasion de ce projet, il disait : « Il
faut assurer aux procureurs des garanties d'indépendance qui
mettent leur carrière et leur régime disciplinaire au même
niveau que les juges. Sinon, vous aurez inévitablement le
soupçon, et parfois l'effectivité, d'un pouvoir politique
dirigeant la marche des instructions à travers le parquet, même
sous le contrôle d'un juge ». Cela est d’autant plus juste
aujourd’hui, au moment où 95% des enquêtes sont menées
sous la direction des parquets, et où la procédure pénale
accroit constamment leurs pouvoirs.
La promotion d’une justice internationale
Convaincu qu’en privilégiant la voie du droit plutôt que celle
de la vengeance pour juger les responsables nazis, les
initiateurs du Tribunal de Nuremberg avait fait le bon choix, -
« car il ne peut y avoir de paix durable sans justice » -, Robert
Badinter n’a cessé de plaider pour l’instauration d’une cour
pénale internationale. Il a pesé de tout son poids pour que la
France soutienne cette idée. Après l’adoption du statut de
Rome le 17 juillet 1998, il s’est lancé dans une tournée
européenne, afin de convaincre les pays qui ne l’avaient pas
encore signé de le faire. Même s’il avait conscience des
limites du règlement de la cour adopté, Robert Badinter était
toujours capable d’accepter et de promouvoir le compromis
qui permet de faire progresser une cause. Et c’était pour lui
une importante cause, celle qui rendait possible de juger les
auteurs de crimes contre l’humanité. Son dernier combat
juridique a été son engagement en faveur du jugement de
Vladimir Poutine pour les crimes commis lors de la guerre en
Ukraine, dans un ouvrage intitulé : « Vladimir Poutine,
L’accusation » co-écrit avec Bruno Cotte et Alain Pellet, qui
propose une analyse rigoureuse et documentée des crimes
reprochés au président russe.
Profondément européen, il a contribué à la création d’un
parquet européen apte à diriger les poursuites dans toutes les
nations de l’Union européenne. Il a même plaidé devant la
Commission des Affaires européennes de l'Assemblée
Nationale pour étendre sa compétence à la lutte contre la
criminalité organisée transfrontalière, « précisément parce que
le crime lui, est transfrontalier, dans toutes ses manifestations
les plus redoutables, et que la poursuite des criminels doit être
pilotée par un parquet européen », propos qui résonnent avec
une particulière actualité au moment où la France fait au
contraire le choix d’une réponse nationale.
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Plus que jamais, alors que l’état de droit est remis en cause,
que les juges sont attaqués, que les théories des sombres
lumières se développent au niveau mondial, le rappel
inlassable de la parole de Robert Badinter est nécessaire.
Il a porté constamment les valeurs universalistes,
républicaines et les a traduites en politique, Il a été, comme il
qualifiait Condorcet dans un livre remarquable écrit avec son
épouse Elisabeth, « un intellectuel en politique ». Les
réalisations qu’il a pu mener ont été possibles aussi grâce à
l’adhésion et l’engagement d’une gauche humaniste,
républicaine et européenne que représente le parti qui a été le
sien le Parti Socialiste. Il revient à ce parti, fort de son histoire
et de sa capacité à mener à bien des réformes, de défendre et
de poursuivre l’œuvre et la pensée de Robert Badinter.
L’hommage rendu à ce grand homme en lui ouvrant les portes
du Panthéon est un moment important, qui manifeste
l’attachement de la France à ce qu’il représente. Mais il faut
rester lucide car certains de ceux qui lui rendent hommage, qui
se réclament de sa pensée, peuvent être prêts par pure tactique
politicienne, à transiger sur les libertés et la dignité humaine et
à s’allier avec ceux qui ont toujours affronté Robert Badinter
et combattu ses idées.
Mais ne retenons aujourd’hui qu’une chose : Avec Condorcet,
Zola, Hugo il rejoint le Panthéon et va y retrouver Jaurès.
Robert GELLI
Magistrat honoraire

Par Roland Gori, à lire dans Libération