Retranscription de l'atelier "Evaluation et servitude volontaire" de la journée ADA du 17 novembre dernier

Voici la retranscription de l'atelier "Evaluation et servitude volontaire" qui s'est déroulé lors de la journée du 17 novembre 2010 "L'amour du métier" de l'Appel des appels.

Les retranscriptions d'autres ateliers suivront au fur et à mesure de l'avancée du travail.

 

Christian Laval

L’évaluation serait un fait quasi naturel. Tout le monde évalue tout le monde tout le temps. En fait il faut sortir de ces banalités pour comprendre ce qu’est et à quoi sert l’évaluation dont nous parlons et qui participe du management contemporain. C’est important pour comprendre aussi pourquoi cette évaluation pose problème, fait souffrir, et est cause de révolte.

Comme souvent l’extension de l’évaluation s’est donnée des apparences séduisantes. L’évaluation comme exercice démocratique des politiques publiques, telle que la gauche moderniste a voulu le laisser entendre. Mais cela veut simplement dire que la démocratie suppose que le peuple ait les moyens de juger les élus et les gouvernants. Est-ce cela l’évaluation ?

L’esprit de l’évaluation à la période néolibérale, à quoi ressemble-t-elle ? C’est un dispositif de pouvoir qui fonctionne au nom de la « performance », de l’efficacité, et qui s’est développée d’abord dans le secteur privé, où l’on a vu les salariés subir la pression du client, la pression temporelle, les objectifs toujours plus hauts, des rythmes plus rapides dans le cadre d’une concurrence exacerbée. Renforcement du pouvoir patronal pour intensifier l’efficacité du travail et accroître la rentabilité. Le nouveau management accorde plus d’autonomie aux agents de terrain ou de base mais les contrôle plus. Autonomie/ évaluation a posteriori forment un tout. Cette autonomie dite contrainte ou contrôlée est un leurre. En réalité, elle signifie un contrôle plus étroit encore puisqu’il faut se débrouiller pour atteindre les résultats. L’évaluation est devenue un élément clé du nouveau management public. L''évaluation des politiques publiques a été présentée comme le revers de l’autonomie dans le cadre de la décentralisation.

En fait ce n’est pas tant un instrument de la « démocratie » dans le cadre de la décentralisation qu’une technique managériale pour accroître la pression, pour « mettre sous tension » les salariés.

 

L’évaluation s’inscrit ainsi dans le cadre de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), laquelle prévoit que les budgets des différents ministères doivent être dorénavant présentés dans chaque grand domaine d’intervention sous forme de « programmes » déclinant des « projets annuels de performance » (PAP) structurés autour d’« actions », d’« objectifs » à atteindre et d’ « indicateurs » chiffrés permettant de vérifier leur réalisation.

En réalité, il s’agit de mettre en cause l’autonomie plus réelle des professions qui ont leurs règles de fonctionnement.

Le principe de ce contrôle du nouveau management est que l’individu est un homo oeconomicus qui ne poursuit que son intérêt et dont il faut se méfier. Ce calculateur doit être placé dans un environnement calculable, doit être la cible du calcul permanent, pour pouvoir être guidé par des incitations et des sanctions. Principe de méfiance généralisée. On ne peut pas faire confiance à des professionnels trop autonomes car ils n’ont en tête que leur propre intérêt. D’où les gaspillages, les tricheries, les abus de toutes sortes.

 

L’évaluation vise l’efficacité grâce à la transparence, à rendre visible ce qui ne va pas, à remplacer les mauvaises pratiques par les bonnes pratiques. A imposer donc des contrôles et à imposer des manières de faire supposées plus efficaces et qui sont définies par des experts qui mesurent et qui imposent de nouvelles pratiques. C’est une entreprise de normalisation, dont rien ne dit qu’elle est plus « efficace » en général.

Une normalisation par les chiffres, par des standards quantitatifs, par des comparaisons statistiques qui ne disent souvent rien sur le contenu réel des actes et des effets.

L’évaluation fait entrer dans une logique de comptabilité et de calcul. C’est par là que s’opère la servitude volontaire. L’essentiel est dans l’auto-asservissement, le consentement à son évaluation est le principal aspect, bien plus important que l’absurdité des mesures, ou leur caractère contre-productif. Le travailleur se culpabilise de ne pas y arriver, surtout s’il n’a pas les moyens d’y arriver. Faire entrer chacun dans une concurrence. L’évaluation quantitative est complètement homogène à l’esprit du temps, à la logique de l’illimitation de la richesse, du toujours plus.

Mais ce n’est pas le « gagner toujours plus » de la finance, c’est le « travailler toujours plus » qui s’applique à tous les salariés ou presque.

Le système d’évaluation fait partie d’un dispositif de management ; d’un ensemble de moyens de pouvoir. Comment l’enrayer, le critiquer, le détourner, le combattre ? Quelles sont les expériences en la matière ? Comment faire en sorte de ne pas y rentrer? Peut-on y échapper seul, collectivement ?

 

Déléguée Sud France Telecom

On accepte dans le travail des choses qu’on ne devrait pas accepter. A France Telecom, on est passé d’une évaluation des fonctionnaires, à une évaluation individuelle comparée avec des indicateurs qu’on ne maîtrisait pas et on affichait les mesures de la « PIC » ou

« performance individuelle comparée » dans les centres d’appel. Tout ce qu’on faisait était enregistré et mesuré par l’informatique.

Les syndicats ont laissé s’installer la chose. C’est devenu une demande des gens car les gens veulent que leur travail soit reconnu et valorisé.

On a pris pour évaluer ce qui était mesurable, le nombre d’appel heure, la durée moyenne de traitement d’un appel, le nombre de ventes, la moyenne de 9 appels par heure qu’on ne peut pas faire,

Les gens sont tellement dedans qu’ils demandent cette évaluation et même l’affichage des résultats. Les gens nous appellent des oiseaux de mauvais augure car les gens se font du mal à eux-mêmes. Développement d’une véritable « syndicalophobie ».

 

Educateur spécialisé

On nous dit comment travailler par l’intermédiaire de boîtes d’audit. On n’est plus dans l’analyse des pratiques, mais dans des systèmes binaires, des boîtes à outils qui dictent ce qui est bien et ce qui est mal. Il y a plusieurs types d’évaluation, on réfléchit, ce n’est pas dire « je travaille bien ou mal de façon binaire ». On ne veut plus entendre parler d’analyse des pratiques ; on est dans le comportementalisme, contrôler les personnes, le rendement.

Comment résister à ça, comment être des grains de sable ?

Il faut intervenir au départ. Une machine généralisée : tout le monde est touché par ça. Entretiens obligatoires.

 

Chercheur Cnrs

Evaluation automatique de la science et de la culture ? La pensée scientifique, c’est le pouvoir de dire non aux théories dominantes. Des minorités qui disent non, contre le « bon sens ». Avec la bibliométrie, la puissance des réseaux informatiques, un bureaucrate appuie sur un bouton et on mesure l’impact factor d’un article. Les théories dominantes écrasent les variantes par la bibliométrie.

Le classement international est une forme de nivellement par des programmes qui vont comparer ce qui n’est pas comparable.

Urbino, en Italie, une université qui est un vrai bijou, dans une vieille ville qui elle aussi un bijou de la renaissance italienne. Or, elle est mise dans le même classement que Shangaï qui n’a rien à voir.

 

L’autonomie de l’université, telle qu’elle est aujourd’hui mise en place, ce n’est pas du tout la liberté, c’est un instrument pour devenir tous pareils. La diversité qui est le moteur de la science est en train de disparaître. Cette logique de l’impact factor de la bibliométrie est intériorisée, surtout par les jeunes qui fonctionnent selon cette logique, choisissent telle revue ou telle université en fonction des indicateurs bibliométriques et des classements internationaux. Ce qui est cassé par cette intériorisation, c’est cette audace sans laquelle la science n’avance pas.

 

 

Délégué syndical à France Telecom

L’évolution du vocabulaire dans l’entreprise a beaucoup contribué à ce que les individus se soumettent à des évaluations professionnelles qui n’ont plus rien à voir avec le métier. Le comportementalisme dans la gestion des hommes et les nouvelles logiques financières des entreprises se sont conjugués. On a conduit les salariés à penser que les individus ne pourraient conserver leur activité que si le résultat des entreprises allait croissant.

On les a donc poussés à croire qu’ils doivent participer à la croissance financière, qu’en fusionnant avec l’identité de l’entreprise. Les salariés ne sont plus différents ou en opposition avec la logique de l’entreprise, ils en sont des éléments et seulement des éléments. Comment se fait-il que les syndicats plutôt que de contrer cette identification, cette fusion, l’ont plutôt accompagnée ? Est-ce que les syndicats par une sorte de démission de ce qu’on appelle des « partenaires sociaux » n’ont pas aidé à cette servitude volontaire en ne construisant pas ou pas suffisamment une opposition au capitalisme ?

 

I. S.C. (FSU)

On constate dans les professions de l’enseignement une accélération. Le dispositif d’évaluation dans les écoles a changé de nature et de moment. Les collègues ont compris que cela ne concernait pas seulement les élèves, mais à travers les élèves, ça touchait aussi les personnels, que c’était un moyen de contrôler les personnels. Il ne faut pas séparer cette évaluation individualisante qui passe du privé au public de la fragilisation du statut de fonctionnaire, ce qui accroît la pression sur les individus, qui fragilise les individus, les expose à des sanctions. Il faut lier également cette évaluation au manque de reconnaissance sociale et collective des métiers tournés vers le bien public.

La recherche de reconnaissance se fait individuellement, y compris sur le plan salarial. Montée en puissance des primes, perte des repères sur les missions.

Lorsqu’on a une idée claire de l’objectif de la mission de service public, personne n’a idée de pouvoir le remplir seul. C’est nécessairement une mission collective. Or, c’est là où l’offensive néolibérale a réussi à marquer des points, en escamotant la dimension collective des missions, en faisant disparaître cette dimension collective aussi bien dans l’enseignement que dans l’hôpital. La seule référence va à l’individu.

 

 

Psychiatre pour enfant

On constate le développement de l’évaluation généralisée à tous les âges, dans tous les secteurs de la population. Mais le mot évaluation est-il le bon ? Il faudrait arriver à le nommer autrement, plus précisément pour mieux cerner à quoi nous avons affaire. En réalité, c’est une objectivation de l’humain quand on importe des techniques managériales comme la

« démarche qualité » issue de l’industrie automobile américaine et japonaise. L’humain est ramené au statut de chose notamment au travers de la protocolisation de toutes les conduites. On cesse de penser, de créer, d’inventer, puisque tout obéit à un protocole préétabli. Et si l’humain est objectivable, il est tôt ou tard jetable.

On assiste ainsi à une catégorisation sans précédent de toute la population sur le plan mental, sous l’effet de courants américains très puissants dans la psychiatrie. Une catégorisation qui est étroitement liée à l’industrie pharmaceutique puisqu’il s’agit de trouver pour chaque catégorie la molécule adaptée. En ce qui concerne les enfants, la catégorisation qui a cours confond de plus en plus la prévention et la prédiction de conduites futures, ce sont des catégories qui prédisent un avenir. Risque d’évolution, ça crée de la pathologie, ça crée des rapports aux enfants nouveaux, puisque ces catégories dessinent très précocement une certaine identité dans laquelle on les enferme. Il faut insister sur la question du vocabulaire. L’aliénation que l’on subit est liée à l’intégration de concepts et d’expressions. Nous sommes tous pris dans ce vocabulaire et ça demande beaucoup d’efforts pour échapper à ce vocabulaire. Or, l’une des tâches qui est la nôtre est de déconstruire ce vocabulaire, par exemple ces croyances véhiculées par le marketing qui supposent un homme conscient, complet. Et se réarmer veut dire qu’il faut renommer ce qui se passe. La lutte passe par les mots. L’évaluation obligatoire est coûteuse, dangereuse et anti-productive. Il s’agit de faire valoir nos pratiques et nos manières de penser nos pratiques. Pas seulement résister et refuser mais proposer d’autres discours qui ne soient pas seulement les discours d’un secteur mais qui concernent plusieurs secteurs pour voir ce qu’il y a de commun aux différentes activités.

 

A. B.

La question de l’évaluation pose la question de la démocratie. Le citoyen qui est censé évaluer les gouvernants a disparu. C’est lui qui est la cible du contrôle. Même les représentants des citoyens, les élus au Parlement, sont dépossédés de tout contrôle véritable. C’est le sens même de la LOLF. Finalement, ce sont des experts nommés par l’exécutif qui « pilotent » l’ensemble de l’action publique sans contrôle des élus. Avec de pareils démocrates pas besoin de fascisme pour détruire la démocratie.

 

M. F.

Il y aurait un risque d’amalgame dommageable pour la pensée à confondre l’évaluation des politiques publiques et l’évaluation managériale. Dans un univers complexe comme le nôtre avec une multiplicité d’acteurs, il est nécessaire d’évaluer les dispositifs publics. On peut prendre l’exemple des politiques en faveur de l’emploi des jeunes qui se sont succédé depuis trente ans sans être jamais évaluées. L’évaluation managériale est autre chose, c’est un rapport de pouvoir, de subordination, avec toutes les dérives et perversités possibles.

Il ne suffit pas de condamner des mots, il faut voir comment les choses fonctionnent, les effets qu’ont les dispositifs. Ce qui importe c’est de prendre en compte le collectif. Ce n’est pas que Paul fasse mieux que Jacques, ce qui n’a aucun intérêt. Car ce qui fait avancer dans le travail c’est le collectif. Le pouvoir du collectif.

Les syndicats se sont surtout occupés d’emplois, de salaires, de temps de travail car ils ont dû fédérer, porter une parole collective, à partir de règles communes ; c’est beaucoup plus difficile de parler du travail, de la qualité du travail car cela implique de réunir à partir de la différence.

 

Chirurgien, Aix en Provence

A l’hôpital, en chirurgie, on est passé d’un mode mandarinal à un mode managérial d’évaluation sous la forme de « l’analyse des pratiques professionnelles ». Avec un nouveau langage qui était aussi une nouvelle façon de penser qui est une logique économique d’entreprise. La clinique a été absorbée par l’économique. L’hôpital devait être géré comme une entreprise. Ce qui nous est apparu comme grotesque. Ainsi pour certains actes, le malade devait sortir dans la journée, quel que soit son état d’ailleurs. Devant de telles aberrations, les praticiens ont été obligés de tricher pour faire apparaître des progrès dans leurs résultats.

 

M. G. du syndicat des inspecteurs de la FSU.

Le métier d’inspecteur a changé profondément. Il s’exerce hors du cadre statutaire, sur la base d’une lettre de mission sur laquelle on est évalué et dont dépend la part variable de la rémunération. On évalue bien sûr, mais plus sur la même chose et pas de la même manière. Le paradigme de l’évaluation a changé. On doit évaluer en fonction de résultats, à partir de tableaux de bord, d’indicateurs, on ne mesure pas la réalité.

 

Professeur Snuep FSU

Les prescriptions sur le travail des enseignants sont de plus en plus fortes et passent par des commissions d’harmonisation qui comprennent autour des inspecteurs une petite cour d’enseignants bien en vue qui deviennent des sortes d’experts, qui dictent par exemple le rythme de progression. Tout le monde à telle date doit en être au même chapitre. Qu’on est trente élèves ou quinze c’est pareil. C’est aussi la mise en concurrence des collègues. On se compare avec les collègues, on ne partage plus. Les formations sont désormais sous la coupe des inspecteurs. On n’a plus le droit d’être seulement un enseignant, on a perdu notre autonomie. On n’est plus dans la logique du savoir mais dans celle des compétences. Il ne faut pas aller au-delà du ba-ba. On nous reproche d’être trop durs. On nous demande de plus en plus de faire autre chose que notre métier de profs.

 

Déléguée syndicale à Sud Renault

On a deux fois par an un bilan des compétences par évaluation depuis dix ans. Pour nous, au syndicat, c’est une violation des droits de l’homme. Nous voulons porter ces procédures qui sont attentatoires à la liberté et à la dignité à un niveau juridique, devant les tribunaux.

 

D. D.

A travers tous les exemples, et dans tous les secteurs, on peut tirer l’enseignement suivant : « tout ce qui compte ne peut pas être compté, et tout ce qui peut être compté ne compte pas nécessairement ». L’évaluation est une politique du pauvre, c’est une politique paresseuse car on ne s’intéresse qu’à ce qui est facilement mesurable, comme on le voit dans l’exemple de la bibliométrie, mais aussi à l’hôpital. Que faire face à l’augmentation des dépenses de santé ? En réalité, l’évaluation telle qu’elle est mise en place, et n’oublions pas qu’elle a été mise en place d’abord par la gauche, est une façon pour les gouvernements ne pas reconnaître l’obligation de moyens qui leur est faite en imposant au personnel hospitalier une obligation de résultats.

 

Christian Laval

Ce que nie le néomanagement actuel, c’est le contrôle démocratique des citoyens sur les politiques menées. Ce sont les gouvernants qui contrôlent les agents subordonnés, ce ne sont pas les citoyens qui ont leur mot à dire. Ce qui est également nié c’est la dimension collective, le caractère de co-production des services publics avec les usagers.

 

Enseignante du primaire, membre du réseau des enseignants en résistance

Les réformes ne peuvent avoir lieu que s’il y a des gens qui les mettent en œuvre. Le problème se pose tout particulièrement par rapport à la hiérarchie intermédiaire, aux inspecteurs. Pourquoi ces derniers enfoncent-ils si souvent les enseignants en résistance ? Il n’y en a qu’un et il est à la retraite, Frakowiack, qui soutient les résistants.

 

 

 

CGT Fonction publique

Ce que vit la fonction publique d’État est très violent. On change complètement de modèle. Ce qui importe dans le cadre de la fonction publique, c’est le cadre qui est fait pour assurer un continuum de l’action publique et une égalité devant le service public.

Il s’agit de rendre un service à la société selon des règles qui sont celles de la neutralité, de la continuité, de l’égalité. L’évaluation telle qu’elle se déroule aujourd’hui fait fi du cadre et des principes qui conduisent l’action publique. Si c’est la « satisfaction du client » individuel, abstraction faite des principes, on importe des critères du privé dans la mesure du résultat, qui est en réalité une mesure individuelle, et non pas au niveau de la société. C’est une évaluation sur une base individuelle.

Dans le nouveau management public, c’est la logique du privé qui fonctionne. On le voit dans les Agences Régionales de Santé où on a mélangé des fonctionnaires et des personnes qui viennent de l’assurance privée. Pour penser aux résistances, il faut se poser des questions quant à la légitimité de la fonction publique. Or, la question c’est celle de l’égalité républicaine que doit assurer la fonction publique comme critère premier et absolu.

 

A. T.

La question du langage a été soulignée. Il s’agit bien de rétablir une parole collective face à la perversion du sens des mots. « Autonomie » est un mot perverti, objet d’un retournement du sens de ce mot. Se battre sur les mots et imposer des mots dans l’espace public, c’est possible, comme on l’a vu depuis les années 1990 avec le mot de « sans papiers » que des associations et des mouvements ont réussi à substituer aux mots stigmatisants « d’étrangers » et de « clandestins ». Il n’y a plus d’ailleurs que le Front national qui se refuse obstinément à employer le mot de « sans papiers ». La lutte à mener est donc aussi sur les mots.

 

Militant de RESF et de la FCPE

C’est vrai, mais c’est insuffisant. Il faut aussi partir comme le fait RESF des émotions pour arriver à politiser les gens, partir de ce qui se passe dans les écoles, les lycées. On peut mobiliser des centaines et des milliers de gens lorsqu’ils voient les effets concrets sur des camarades de leurs enfants des politiques d’expulsion. Mais il faut aussi avoir des actions de blocage des politiques. Bloquer des expulsions dans les aéroports par exemple. Il faut assumer d’être en somme des

« délinquants solidaires ». On a vu pour le mouvement des retraites que l’action syndicale classique, même si les syndicats sont absolument nécessaires, ne suffit pas. Le blocage du système est la seule réponse possible et efficace.

La question des luttes de femmes de Moulinex, de Levis, même chez Renault, ne doit pas être oubliée.

 

M.G., Syndicat des inspecteurs FSU

La question des mots est essentielle, on le voit dans l’usage du mot de réforme, qui s’est retourné contre les salariés. On a retourné toute la critique sociale contre les salariés. Par exemple, même si l’on sait qu’il y a un lien très fort entre situation sociale des familles et échec scolaire, on a accusé les enseignants d’être les seuls responsables des inégalités à l’école.

 

Autre intervenant travaillant dans le secteur de la protection de l’enfant

C’est la même chose pour le mot « évaluation » dont les usages sont multiples et idéologiquement marqués. Or, on a quand même besoin d’outils pour évaluer, au sens de donner de la valeur à ce que l’on fait, on a besoin de distinguer ce qui est mesurable et ce qui ne l’est pas. Il faut dire ce à quoi l’on s’engage quand on a une pratique professionnelle. On a besoin de procédures. Dans le cadre de la protection de l’enfance, les pratiques doivent s’ordonner à l’intérêt supérieur de l’enfant. Mais cette expression peut recevoir des sens très différents, très subjectifs. Défendre les intérêts de l’enfant, cela passe par des procédures qui doivent s’imposer. Des procédures qui obligent et qui s’imposent aux professionnels. Cette trace est une bonne chose, car c’est ce à quoi l’on s’engage, c’est la conformité que ce que l’on a fait correspond à ce à quoi on s’est engagé.

 

Roland Gori

Cette intervention est intéressante parce qu’elle souligne toutes les ambigüités et difficultés de ce que l’on appelle évaluation. Il faut revenir en arrière, aux origines du mouvement. Pour contrôler les agents publics, on a cherché des indicateurs « objectifs » de leur activité, pour lutter contre la bureaucratisation, en suivant les travaux de Crozier, on a voulu objectiver les résultats de leur activité, mais cette obligation de résultats que l’on a cherché à mesurer est d’une nature spéciale.

Ce n’est pas une obligation de résultats thérapeutiques, c’est une obligation de résultats formels, voire financiers. Pour objectiver on doit certes formaliser mais on ne peut confondre les deux. On ne doit surtout pas confondre l’objectivité réelle ou substantielle, et l’objectivité formelle. On triche avec cette objectivité formelle, on triche avec la bibliométrie. Il y a des tricheurs célèbres qui se sont conformés aux critères formels. Beaucoup de gens finissent par penser que ce qui n’est pas technique, que ce qui n’est pas économique, n’existe pas.

 

D. D.

L’essentiel, et c’est peut-être la meilleure résistance, c’est de faire son métier. Faire bien son métier. Pour le reste, on est obligé de tricher. Certaines associations voudraient qu’on affiche les taux d’infection nosocomiale. Mais qu’est-ce qui va se passer ? On va tricher en n’accueillant que les malades et les cas les moins susceptibles de contracter une telle infection.

 

Chirurgien d’Aix

La logique du consommateur est une logique strictement individuelle, qui n’offre aucun horizon collectif. Or on s’en tire toujours mieux collectivement qu’individuellement.

 

M. F.

Le problème ce n’est pas l’indicateur, mais c’est lorsque l’indicateur devient un objectif et qu’il conduit à des stratégies au détriment d’autres buts, souvent plus centraux, plus essentiels. On voit le caractère catastrophique de cette confusion dans la police par exemple.

 

Christian Laval

Les systèmes d’indicateurs sont des systèmes d’incitation qui visent à orienter les conduites, mais ce sont aussi des constructions de la réalité qui déréalisent le métier parce qu’ils interdisent une vraie parole sur le métier et ses difficultés.

 

Hervé Moreau

On raisonne à partir de ce que l’on est et beaucoup ici appartiennent à la sphère publique ou associative. Mais il ne faut pas oublier que dans la sphère privée, dans le secteur commercial, il y a aussi de l’amour du métier qui est brisé par les techniques du nouveau management. Il faut donc renforcer tout ce qui pourrait être commun entre le public et le privé.

 

 

 

M. F.

Mais justement dans le privé, il y a des activités professionnelles, mais dans beaucoup de cas, il n’y a plus de métier.

 

Déléguée Sud Renault

Pas d’accord. Le type qui est sur la chaîne pendant vingt ans, il a un métier, il revendique un métier.

 

M. F.

Mais sous le même mot, on met des choses très différentes. Etre à la chaîne et être avocat, ce n’est pas la même chose.

 

H. M.

Attention, c’est précisément la logique dominante de faire croire qu’il y a des fonctions ou des emplois dans lesquels les individus sont parfaitement interchangeables. C’est la négation du travail à proprement parler qui est implication de soi, et qui concerne des activités les plus diverses, y compris le nettoyage ou la chaîne ou la conduite d’une locomotive. Il y a un savoir faire informel qui est lié à un investissement humain. Il faut arriver à trouver du commun à tous les salariés.

 

Chercheur CNRS

On est surtout en train de casser tout ce qu’il y a de commun en le remplaçant par la compétition à tous les niveaux. Faire une recherche française compétitive ou une université compétitive, c’est l’opposer à d’autres, et c’est casser toute collaboration. Mais comment faire face à la question redoutable de l’écosystème qui concerne toute l’humanité par un modèle de compétition ? Nous laissons un déficit colossal en matière de recherche fondamentale, qui ne rapporte pas à court terme. La culture de résultats est à court terme et ne prépare pas l’avenir. Les technologies qui se renouvellent si rapidement sont fondées sur des connaissances qui ont trente ans.

Il n’y a rien de nouveau. Il y a un mur, un vide du fait de cette logique de court terme.

On abandonne la recherche théorique et fondamentale car ses produits vont dans le patrimoine de l’humanité et ne donnent pas lieu à un retour sur investissement.

La perte de sens radical et la perte d’humanité viennent aussi des pouvoirs de la machine en réseau sur laquelle sont basées les procédures automatiques d’évaluation.

 

Travailleur avec handicapés mentaux

Celui qui s’épanouit dans son travail, s'il a un savoir faire on peut dire qu’il a un métier, quel que soit ce métier. Mais si on souffre, si on est dans la servitude, on n’a plus

vraiment un métier.

 

Déléguée Sud France Telecom

Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi une vraie volonté de détruire les métiers pour casser les solidarités et le collectif, et pour priver aussi les services publics du soutien des usagers, selon une stratégie qu’avait mise en avant l’OCDE, il y a quelques années.

On regarde aussi l’État autrement, et en particulier avec l'œil ou l’attente du consommateur. C’est un changement majeur de la vie civique, du rapport à l’État. On est aussi concerné dans notre vie associative, on est aussi concerné par nos pratiques de consommation. Notre manière de consommer détermine aussi la façon de vivre des autres.

 

 

Christian Laval

Ce n’est pas seulement un comportement personnel. Les politiques mises en place visent à construire, par les dispositifs de choix et la mise en concurrence, des consommateurs.

Et c’est souvent au nom du consommateur, érigé en juge suprême, que l’on met en œuvre l’évaluation. Ce n’est donc pas seulement en changeant notre comportement de consommateur individuel que l’on changera les choses, mais en luttant politiquement contre les politiques qui nous transforment en consommateur.

 

Déléguée Sud FranceTelecom

C’est de toute façon le rapport entre le fournisseur de services et le client qui a changé. A partir du moment où l’on a instauré une part variable de la rémunération dépendant du placement de produits, on a détruit toute éthique puisqu’il s’agit de vendre le plus possible, le plus cher possible.

L’un des buts de ces transformations au travail n’est pas seulement économique, il est politique, il vise à rendre les gens les plus dociles possible, à les isoler, à les empêcher de penser et de réagir.

 

H. M.

Je lisais en venant à Paris un vieil article des années 90 de Dominique Méda sur la fin du travail. Ce type de réflexion est complètement dépassé mais à l’époque on n’a pas vu que les questions étaient en train de changer. On avait un sacré retard sur ce qui était en train de se passer. Mon angoisse c’est : qu’est-ce qu’on ne voit pas aujourd’hui et qui sera peut-être l’objet de nos discussions si on se revoit dans dix ans ?

 

Réponse de la salle

Il y a par exemple une remise en question du salariat comme à IBM, où les cadres deviennent des consultants de l’entreprise. C’est la généralisation de l’auto-entreprise, ou de l’entreprise de soi.

 

Y. S.

Je rêve d’un manuel de guérilla anti-novlangue, où l’on pourrait substituer à tous les mots qu’on nous impose d’autres mots. Pour enrayer ce discours qui nous écrase.

Un exemple : ne plus dire "personnel contractuel" mais "personnel précaire". Ce n’est pas grand chose mais c’est une petite résistance qui peut avoir des effets.

 

A. T.

Juste une suggestion dont on avait déjà parlé au sein de l’association. J’ai découvert avec jubilation et consternation, mais cela va ensemble un « xylo-glossaire » du vocabulaire économique dont le principe est que n’importe quel début de phrase peut être complété par n’importe quelle fin de phrase. Cela montre l’inanité du lexique. On peut faire ça pour plein d’objets, par exemple la LOLF. Il existe d’autres outils, par exemple le livre « les nouveaux mots du pouvoir » de Pascal Durand que je vous conseille, qui montre combien nous avons changé de modèle de pensée.

 

Fin de la séance

Par Roland Gori, à lire dans Libération