“Condamner les livres au silence, une bien mince et équivoque victoire" (Christian Thorel)

A lire aussi ici.

 

Le débat agite presse, réseaux sociaux et conversations à distance : après avoir sommé les librairies de fermer à l'annonce du confinement, et autorisé grandes surfaces et Fnac à rester ouverts, le gouvernement est revenu sur ses décisions : Fnac et grandes surfaces ont désormais obligation de fermer, pendant que les librairies sont cantonnées au "clique et collecte" et livraisons. Christian Thorel (Librairie Ombres blanches - Toulouse) lance un vibrant plaidoyer pour ce commerce unique en son genre, que nous publions dans son intégralité. 

[NDLR : le texte a été rédigé en deux temps :  après l'annonce du confinement et de la fermeture des commerces non essentiels, puis après l'annonce de la fermeture des rayons livres des Fnac et autres grandes surfaces.]


Le 29 octobre 2020

Nous, libraires, sommes sortis avec un espoir modéré pour la reprise de nos activités, après les deux mois de fermeture de mars et avril. Si nous avions mesuré, par les nombreuses marques d’attention, combien le livre avait conservé sa place dans l’espace des besoins de chaque citoyen de notre pays, nous ne nous doutions pas d’une aussi grande aspiration à pouvoir disposer de lectures en bibliothèques et en librairies. C’est avec un appétit aiguisé par les lectures du confinement que les lecteurs en sont sortis. Ainsi, de par une liberté attendue et retrouvée (provisoirement), jamais la fréquentation des jours du printemps et de l’été n’avait été aussi dense, aussi joyeuse et grave à la fois, mais surtout n’avait été aussi responsable. Le besoin de lire, celui de comprendre, celui d’imaginer, ont su s’unir harmonieusement à tous les usages, à tous les besoins de nos vies ensemble.

Malheureusement, la circulation prévisible du virus qui nous court après contraint à un nouveau confinement. Nous ne pouvons que prendre acte de toutes les mesures de prudence sanitaire afin de rendre à la société les meilleurs équilibres entre santé publique et nécessités économiques. Pour autant, tout le « secteur » de la culture et de l’art, théâtres, cinémas, musées, galeries, commerces culturels, paie injustement la note procédant d’une certaine incurie, aujourd’hui évidente, celle d’un laisser-aller estival où la proximité se dissolvait progressivement dans l’oubli des maladies de l’hiver. Injustement, car cinémas, théâtres, musées, bibliothèques et librairies organisèrent, répétons-le, des espaces régulés où les conditions sanitaires n’ont entravé aucune liberté, afin de préserver l’essentiel, celui de l’accès à toutes les expressions, à tous les savoirs. A-t-on détecté le moindre « cluster » dans une librairie, dans un cinéma, dans un musée, dans un théâtre ? Ici, à Ombres blanches, la reprise coordonnée de rencontres et de débats dès les premiers jours de septembre, se fit dans le compromis des « gestes barrières » et en intelligence avec un public en attente de se réunir sans qu’il se sente en danger. C’est cela que nous avions enregistré des préconisations progressives du gouvernement. Aujourd’hui, les mesures drastiques qu’il a ordonnées nous apparaissent comme illisibles. Le débat, très médiatisé, sur l’exception attendue pour l’ouverture de nos commerces de livres, n’aurait pas dû poser autant de questions, surtout au regard de ces six mois d’expériences qui viennent de s’écouler et des preuves que nous avons su donner.

Gagner le droit d'ouvrir nos librairies eût été une petite victoire, et peut-être une iniquité par rapport à d'autres secteurs du commerce. Mais ne pas pouvoir ouvrir alors que la grande distribution peut vendre des livres, alors que la Fnac a eu le nez de faire voisiner des livres et des ordinateurs, c'est une mauvaise défaite.  Et une injustice. A moins que la destination du message du Président et de son gouvernement ne soit le choix délibéré d’internet et de l’informatique comme seuls supports d’avenir pour la diffusion de la culture, comment comprendre que la liberté de commercialisation soit donnée aux équipements informatiques et à leurs diffuseurs ? Comment comprendre aussi une certaine obstination à vouloir réduire notre commerce à la dimension d’un seul service en voulant lui donner les moyens de renforcer ses capacités à trouver sa place sur internet ? Ce mode de consommation dont les conséquences sociales et environnementales sont désastreuses a-t-il besoin d’un nouveau soutien dans ce temps de crise ? Les géants de l’internet sont-ils mis à contribution pour boucher le trou abyssal du déficit budgétaire ?

Au contraire, la représentation d’un monde immuable, celui de la ville et de son histoire, a su s’imposer dans le retour trop fragile à la vie collective. Le « miracle » des librairies depuis le 11 mai dernier a eu plusieurs enseignements : celui de l’existence d’un commerce spécifique élu par ses lecteurs comme indispensable à la vie sociale, celui d’un commerce emblématique de centre-ville dont la mise en lumière rejaillit sur l’ensemble des commerces des rues de nos cités, trop souvent malades de l’abus des périphéries et de leurs constructions en bardage, futures ruines d’une urbanisation anomique et disgracieuse. Il convient d’ajouter l’essentiel qui est pour la librairie d’être les lieux où la production de la diversité trouve son seul asile, et particulièrement tous ces livres dont les espoirs de vente ne dépassent jamais les 5000 exemplaires. C’est cette vie des lettres et des savoirs qui donne son éclat à notre commerce et qui est plébiscitée par nos visiteurs, à nouveau renvoyés à leur solitude et à l’illusion de leurs écrans. La vie de demain ne peut en aucun cas se résoudre dans la pratique des claviers et des serrures de nos portes, dans les instants où elles seront ouvertes à nos livreurs, nouveaux esclaves de nos échanges. Vivre reste user de son corps, se mouvoir, bouger, circuler, agiter tous ses sens.

Amazon va renforcer encore sa capacité de prédation, pendant que la Fnac va pouvoir redorer son image passablement décolorée dans le commerce des livres, et dont les méthodes de gestion l’avaient progressivement éloignée (1). Les librairies ont besoin d’ouvrir, non seulement pour assurer l’avenir de leurs équilibres économique et financier, mais aussi parce qu’elles ne peuvent pas laisser la concurrence prendre le pas sur leur activité et effacer en quelques jours ce que leur fermeture provisoire a installé comme une impérieuse nécessité, celle d’un lien unique entre une production et sa diffusion. C’est un besoin, et aussi et désormais un droit. J'ai peur qu'il y ait beaucoup plus d'amertume encore dans tous les secteurs de la culture, si celui du livre se sent floué, qui avait un peu et jusqu’alors échappé à ce sentiment.


Mise à jour du 1er  novembre 2020

(1)  A la suite d’un débat dans les médias et de rencontres entre représentants du secteur (SLF, SNE, Ministères de la Culture et de l’Economie), la Fnac et les hypermarchés ont reçu le 30 au soir l’interdiction de vendre des livres…C’est une bien mince et équivoque victoire que celle qui condamne les livres au silence des tables et des étagères, à l’exception des rayonnages d’Amazon, qui continue à étendre sur le monde de l’édition les conditions d’un monopole et sa capacité de nuisance. Bruno Lemaire, Ministre de l’Economie, prétend soutenir la filière librairie en soutenant son adaptation au monde numérique. Le commerce en ligne pour les libraires est désormais un devoir, certes, mais c’est celui d’un simple service aux vertus consistant à donner à tous nos lecteurs des alternatives au géant américain. Car nous ne voulons pas oublier l’essentiel, qui est faire commerce des livres, les diffuser, faire savoir, créer pour les plus silencieux d’entre eux le son nécessaire à les faire connaître. La rue et la ville, le village, la place publique restent les lieux les plus adaptés à l’œil et à l’oreille pour lire, aux mains pour se saisir du papier.
 
Messieurs les ministres, messieurs les docteurs du Comité scientifique à qui nous devons beaucoup, ne laissez pas les lecteurs sans la liberté du choix du lieu de leurs lectures futures. Vous avez, comme eux, besoin de nos librairies, mais c’est vous qui avez la clé des serrures qui en permettent l’ouverture !  

Par Roland Gori, à lire dans Libération