Quand le social finance les banques et les multinationales

Quand le social finance les banques et les multinationales

 

Le gouvernement s’apprête à introduire en France les « investissements à impact social », avec, pour fer de lance, la création de « Social Impact Bonds » (SIB)1 pour lesquels il ne reste plus qu’à trouver une appellation « à la française ». Depuis la remise du rapport d’Hugues Sibille2 au gouvernement en septembre 2014, le lobbying en faveur des SIB n’a jamais cessé.

 

Le 4 février 2016, le Monde publiait un article faisant la promotion des SIB, sous le titre « Quand les investisseurs privés financent l’action sociale », signé par Benjamin Le Pendeven, Yoann Lucas et Baptiste Gachet, qui sont aussi les auteurs du document Social Impact Bonds : un nouvel outil pour le financement de l’innovation sociale financé et diffusé par l’Institut de l’entreprise3. Depuis, une partie de la presse a suivi : Les Echos, La Croix, Libération et l’Humanité...

 

Ces articles comportent nombre d’approximations sur le fonctionnement de ces produits financiers et en cachent les méandres qui permettent aux organismes financiers, aux consultants et aux cabinets d’audit de dégager des marges considérables.

 

Trois arguments sont mis en avant pour promouvoir les SIB :

dans une période de pénurie d’argent public, faire appel au privé est une solution innovante ;

la puissance publique ne prend aucun risque car les investisseurs ne sont payés que si les objectifs sont atteints ;

à terme, le contribuable fait des économies.

Tous sont fallacieux.

 

Le premier argument est vieux comme le capitalisme. En réalité, la meilleure participation « innovante » du privé serait que les grands groupes multinationaux bancaires ou industriels payent les impôts dans les pays où ils réalisent leurs profits et que l’optimisation et l’évasion fiscales ne soient plus possibles (il n’y aurait alors plus de déficit budgétaire dans aucun pays de l’UE). Le second est également faux : le vrai risque est toujours assumé par la puissance publique, qui paye en dernier ressort, soit en rémunérant dans des conditions exorbitantes les financeurs, soit en reprenant le programme à son compte en cas d’échec4. Pour le troisième, la supériorité du privé sur le public, aussi bien en termes d’efficacité que d’efficience, n’a jamais été démontrée. L’expérience des partenariats publics privés (PPP) prouve le contraire, comme le souligne le rapport de la commission des lois du Sénat.

 

En clair, une autorité publique (souvent conseillée par les financeurs) qui souhaite engager une action dans un domaine social (insertion, récidive, décrochage scolaire, parentalité etc.), mais a des difficultés financières ou souhaite rompre avec le subventionnement des associations, s’adresse à un « organisme financier intermédiaire » (une banque qui, bien entendu, se rémunère). Cet intermédiaire récolte des fonds auprès d’investisseurs (banques, fondations d’entreprises, épargnants…) qui souhaitent s’impliquer dans le domaine social, tout en effectuant un investissement rentable.

L’autorité publique fixe (en principe) des objectifs à atteindre. L’intermédiaire sélectionne ensuite un « opérateur » qui peut être une association, mais aussi une entreprise privée (qui se rémunèrera aussi) lequel sera chargé de la mise en œuvre.

Un cabinet d’audit « indépendant » (également rémunéré) sera chargé de l’évaluation. Alors qu’il est très délicat d’évaluer des résultats dans le domaine social, dans certaines expériences en cours à l’étranger, il a été fait appel à un évaluateur de l’évaluateur et même un évaluateur de l’évaluateur de l’évaluateur (un nouveau marché pour les cabinets spécialisés). Bien entendu les thuriféraires français des SIB et le gouvernement nous promettent de faire mieux, puisque ce sera « à la française ».

Au final, selon les résultats obtenus, les investisseurs vont recevoir, un retour sur investissement payé par l’autorité publique (donc par l’impôt des citoyens) à deux chiffres (jusqu’à 13 % voire, 15 % par an, selon les contrats).

 

Dans le système antérieur, une toute autre relation liait les associations (par définition non-lucratives) et les pouvoirs publics. Bons experts du terrain et du territoire, elles pouvaient conduire leur travail social, avec le plus souvent des professionnels, de façon relativement autonome, dans un climat de confiance et de coopération démocratique. Ce modèle est désormais déclaré caduc. A la mission de service public rémunérée par une subvention assortie de certaines contreparties se substitue aujourd’hui un modèle prestataire, régulé par la concurrence, au service de collectivités publiques se considérant elles mêmes comme des entreprises.

 

Les SIB sont bien une nouvelle forme de partenariats public-privé (PPP), tristement connus dans le domaine du BTP, dont les conséquences désastreuses ont déjà été soulignées à maintes reprises, y compris par la Commission des lois du Sénat qui parle de « bombes à retardement » pour les finances publiques5. Il s’agit, ni plus ni moins, de transformer les « dépenses sociales » en « investissement social » très rentable, sans risque puisque le retour sur investissement est garanti par l’Etat, en contrepartie d’hypothétiques économies au terme du contrat ! Il est significatif que ces actions mobilisent les plus « grands philanthropes » du monde, tels Goldman Sachs, Merrill Lynch ou encore la fondation Rockefeller...

 

L’ensemble du dispositif repose en réalité sur un socle purement idéologique : le privé serait, par principe, plus efficace et moins cher que le public. Un postulat qui n’a jamais été démontré mais qui rapporte ! L’institut de l’entreprise dans la quasi-totalité des exemples qu’il fournit dans son étude, démontre que la plupart des SIB induisent un retour sur investissement qui double le capital investi en trois ans ! Pour le SIB « Advance Programme » au Royaume-Uni qui porte sur l’emploi, pour un capital investie de 3M£, le retour certes maximum sur trois ans est de 3,3M£6. Mieux encore, certaines actions menées à l’étranger par le biais d’un financement SIB ont coûté en moyenne trois fois plus cher au contribuable que si l’action avait été financée directement par la puissance publique. 

 

Au-delà de l’escroquerie financière, les « investissements à impact social » posent des problèmes graves, qui remettent en question les missions de l’Etat, la nature du travail social et le rôle des associations.

 

La mise en place des SIB pose en effet la question de la définition de l’intérêt général : si désormais c’est le secteur financier qui décide de soutenir une action sociale plutôt qu’une autre (tout en puisant dans les fonds publics, c’est à dire dans la poche du citoyen), selon la seule règle de la maximisation du profit et la minimisation des risques, à quoi servent encore les élus et toute la vie démocratique à laquelle contribuent les différents organes de la société civile ?

 

Si les investisseurs déterminent à la fois les actions à financer, les indicateurs de performance et les objectifs (chiffrés) à atteindre, quid de la doctrine même du travail social ? Le travail social ne consiste pas à poser des rustines sur les dégâts du capitalisme. Il vise à l’émancipation des personnes vulnérables dans une société capable de reconnaître sa responsabilité dans la production d’inégalités et cherchant sans cesse à y remédier... Il ne s’agit donc pas simplement de produire les prestations adaptées et rentables, à une « cohorte » d’individus ayant des besoins particuliers, mais, partant de leurs ressources, de travailler « avec » eux au changement, dans une perspective de court et moyen terme, sans jamais être sûr, à l’avance, de la performance… C’est le prix de la solidarité en actes, que ne connaît pas le commerce.

 

Si les acteurs de terrain (en grande majorité les associations) sont obligés de compter sur des financements de type SIB, avec mise en concurrence des « projets » et soumission absolue au diktat financier pour les « heureux élus » – en imposant un management ad hoc qui peut aller jusqu’à la mise en place d’un directeur financier dans la structure – que reste-t-il de l’essence même de la vie associative, reposant, répétons-le, sur la capacité des citoyens à s’organiser eux-mêmes pour trouver, par eux-mêmes, des solutions innovantes à des problèmes qu’ils sont les seuls (ou les premiers) à identifier ?

 

Dans un système du paiement au résultat appliqué au social, la notion de métier est niée et, avec elle, la dimension créative des acteurs de terrain. On comprend mieux pourquoi le Plan d’action en faveur du travail social qui soutient l’ouverture du travail social aux investissements à impact social7, s'appuie sur une refonte des métiers du travail social : la réflexion sur la pratique n’est plus considérée comme un élément central de la formation, il suffit de former les travailleurs sociaux à des fonctions de coordination ou à acquérir des compétences purement techniques, suivant le niveau de qualification8. En effet, plus besoin de métiers en tant qu’espaces d’autonomie, de socialisation et de responsabilité, puisqu’il s’agit pour les professionnels de ce secteur de devenir les exécutants de logiques financières qui passent par une « rationalisation » de l’action. Pour les usagers également, la relation avec les professionnels du social change de nature : plus question d’une rencontre avec l’autre, plus question d’être considéré comme un citoyen protégé par la collectivité, mais bel et bien de devenir une marchandise.

 

Les SIB sont présentés comme un outil innovant pour financer l’action sociale. En fait il s’agit juste d’accommoder une vielle recette qui consiste à faire payer la collectivité publique au bénéfice du privé lucratif, à s’accaparer des financements publics et à instrumentaliser le travail social. Même dotée d’un visage « solidaire », la mécanique néolibérale ne quitte jamais ses fondamentaux : haro sur l’Etat (et la démocratie), haro sur les capacités des citoyens à s’organiser eux-mêmes (en dehors du sacro-saint marché), haro sur toutes celles et ceux qui œuvrent à la transformation de la société dans une optique de justice, d’égalité et de fraternité, du bien commun, de l’intérêt général.

 

Non seulement il faut refuser de s’engager dans la voie des SIB, mais les rescrits fiscaux opaques, les optimisations et évasions fiscales doivent cesser. L’avenir n’est pas dans la financiarisation du social mais dans l’instauration de nouvelles formes de relations entre associations et autorités publiques, reposant sur une co-construction réelle, l’indépendance des structures et le respect des métiers.

 

Signer le texte collectif "Quand le social finance les banques et les multinationales". Pour signer, allez à : 
https://docs.google.com/forms/d/1xgm9u6frM01xY7uQK7K9e-8mLbjx1OkeIF6MkEEyfAA/viewform?c=0&w=1&usp=mail_form_link

 

Premiers signataires :

Jean Claude BOUAL, président du Collectif des associations citoyennes

Michel CHAUVIERE, directeur de recherche émérite au CNRS

Gabrielle Garrigue pour Avenir Educ

Eric Denoyelle pour le Collectif pour une éthique en travail social

L’appel des Appels

 

 

2 Hugues Sibille était alors vice-président du Crédit coopératif, dont il préside désormais la Fondation.

3L’Institut de l’Entreprise (IDE), est un think tank dépendant des grands groupes industriels et financiers français, qui se veut « un lieu d'élaboration d’une pensée managériale moderne ».

4 Comme cela a été le cas, par exemple, pour le tout premier SIB, sensé réduire la récidive des prisonniers de Peterborough (Grande-Bretagne) et abandonné en cours de route.

5 Rapport de la Commission des lois du Sénat du 16 juillet 2014 sur les partenariats publics-privés (PPP) :Les contrats de partenariat : des bombes à retardement ?

8 cf. Le Monde du 23.06.2015 :« Défendre les métiers sociaux »

Par Roland Gori, à lire dans Libération