Quand le psychanalyste Roland Gori déconstruit le progrès... et la collapsologie

A lire aussi ici.

 

Dans son dernier essai, Et si l’effondrement avait déjà eu lieu ? (Les liens qui libèrent, 2020), le psychanalyste Roland Gori développe l'idée que le discours de l’effondrement relève de la croyance et oublie les fondamentaux de l’esprit critique qui ont mené aux progrès sociaux.

 

Initiateur en 2018 de L’Appel des appels, lancé pour « résister à la destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social », infatigable pourfendeur des normes néolibérales, du new public management et de sa passion pour l’évaluation qui ne mesure jamais l’essentiel, Roland Gori est ce qu’on pourrait appeler un allié authentique du progrès social (au sens de progrès pour toutes et tous, à distinguer du « progressisme » visant à faire avancer des revendications particulières).

À ce titre, les réserves que le psychanalyste exprime, dans son nouvel essai, contre la collapsologie ne s’inscrivent en rien dans une veine techno-solutionniste à la Laurent Alexandre et consorts, lesquels reçoivent d'ailleurs au passage quelques critiques acerbes de sa part. Non, Roland Gori veut plutôt nous secouer et nous montrer qu’un discours reposant sur de la croyance, de la spiritualité et une absence d’esprit critique n’est pas le chemin à suivre.

« L’étrange défaite de nos croyances »

L’auteur ne mésestime en rien la catastrophe climatique, au contraire. À la base de sa démonstration, il cite le documentaire fiction réalisé par Myriam Tonelotto (diffusion prévue en 2021), au titre - et surtout au sous-titre - explicite : An Zéro. Un accident nucléaire majeur. La question n’est pas de savoir si cela se produira, mais quand cela se produira. Ce projet transmédia se penche sur la faiblesse des réponses politiques face à l’ampleur de catastrophes naturelles ou industrielles à même de ravager des régions entières, et le déni des gouvernements successifs face à cette situation.

 

Ce film s’ouvre sur la centrale nucléaire de Cattenom (Moselle), aux portes du Luxembourg. Si jamais un incendie devait se déclarer dans l’un des réacteurs de cette centrale, c'est tout le système économique qui pourrait s’effondrer, les banques centrales ne pouvant soutenir la France dans la couverture des risques liés à une catastrophe d’une telle ampleur. Un seul réacteur (mais mal placé) suffirait donc pour menacer toute l’Union européenne. Car l’atome ne connaît pas les frontières administratives et que, dans un tel scénario, l’incendie impliquerait d’évacuer 600 000 Luxembourgeois, autant de frontaliers refoulés, et plusieurs milliers de contaminés et d’irradiés. Les modélisations du risque par les experts luxembourgeois (qui ne voulaient pas de la centrale) avancent une indemnisation potentielle par la France de 100% de son PIB en cas d'accident nucléaire majeur, de quoi entraîner un effondrement de l’euro et le décrochage des bourses mondiales.

La question n’est pas de savoir si un effondrement peut avoir lieu, mais plutôt  de quel effondrement parlons-nous ?

À travers cet exemple, Roland Gori souligne l’hyperfragilité d’un modèle de développement qu'on croit encore robuste : ça n’est pas parce que des accidents nucléaires ou des marées noires, par le passé, n’ont pas ravagé l’économie mondiale, qu’une nouvelle catastrophe de ce type ne pourrait pas le faire. Selon le psychanalyste, la question n’est donc pas de savoir si un effondrement peut avoir lieu, mais plutôt  de quel effondrement parlons-nous ?

Et c’est là où le sous-titre du livre prend tout son sens : « L’étrange défaite de nos croyances » est un clin d’œil à L’étrange défaite de l’historien Marc Bloch, livre paru en 1940. Officier pendant la seconde guerre mondiale, Bloch ne décolérait pas contre la responsabilité partagée du commandement et du renseignement en amont du conflit, et contre le manque de concertation qui a poussé la France à capituler alors qu’elle pouvait encore combattre les nazis. Le livre ne cède pas à la tentation du point Godwin mais décortique plutôt notre abandon de l’idéal de progrès pour toutes et tous, et le fait que nous acceptons le joug progressiste qui réduit  au strict minimum l’État social, comme si l'on attendait la libération de cet asservissement par l’effondrement...

Roland Gori montre de façon très convaincante que le renoncement à l'idéal de progrès n’est pas un projet de société

Roland Gori montre de façon très convaincante que le renoncement à un idéal n’est pas un projet de société et que nous devons retisser les contours d’un progrès social et écologique fort. Plus manuel de lutte contre un quotidien étouffant que manifeste politique, son essai permet de retrouver confiance dans l’existence d’un « après » vraiment différent de l’avant - ce qui n’est pas rien.

 

Écrit avant la pandémie de Covid-19, le livre a été mis sous presse pendant le confinement, avec quelques notes et actualisations de l’auteur qui renforcent ses analyses : entre le sous-investissement dans l’hôpital public et la croyance dans l’agilité managériale, la gestion de crise sanitaire vient rappeler que l’effondrement d’une certaine idée du progrès a déjà eu lieu.

Retrouver « l'esprit de Philadelphie »

Jamais pédant, toujours soucieux de partager le savoir, Roland Gori parsème son propos de citations éclairantes. À propos de la marchandisation de biens communs comme la santé : « La concurrence tend au meilleur marché plus qu’à la meilleure qualité » (Paul Valéry, Les Fruits amers de la démocratie). À propos de la propagande progressiste qui invente des découpages historiques artificiels pour raconter un progrès historique linéaire : « On reconnaît dans ce discours cette grande rhétorique de la séparation des temps qui, du même mouvement, invente les deux périodes qu’elle écarte : Moyen Âge et Renaissance »  (l’historien Patrick Boucheron). Ou encore, à propos d’un possible effondrement (à l’époque à cause de la répression politique) : « Les questions de ce qui périra ou subsistera dans nos sociétés sont insolubles. Ce que nous savons d’avance, c’est que la vie sera d’autant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et d’agir sera plus grande » (la philosophe Simone Weil).

Cet essai est un vade-mecum pour temps troubles, précieux pour déconstruire le mythe du progrès et ne pas souffrir de « solastalgie »

Autant de figures de la pensée que Roland Gori sollicite ici comme il sèmerait des cailloux pour permettre de retrouver le chemin de « l’esprit de Philadelphie » (référence à la déclaration de l’Organisation internationale du travail en 1944, ndlr), celui de la croyance en des lendemains radieux. On pourrait ajouter à cette liste Donald Winnicott ou Theodor W. Adorno mais, vous l’aurez compris, cet essai est un vade-mecum pour temps troubles, précieux pour déconstruire le mythe du progrès et ne pas souffrir de « solastalgie » - ce « sentiment de désolation causé par la dévastation de son habitat » selon son concepteur, le philosophe australien Glenn Albrechts – dans lequel Roland Gori voit une forme de « syndrome pré-traumatique ». On ressort de cette érudite et foisonnante pérégrination intellectuelle avec l’envie de croire que le catastrophisme éclairé n’est, en définitive, peut-être pas un horizon si sombre.

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération