Nous n'avons pas exactement voté pour ça

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Par Nicolas Roméas

 

 

Lettre ouverte à François Hollande, président socialiste de la république française.
Cher François Hollande, peut-être n'avez-vous pas tout à fait entendu par qui et pour quoi vous avez été élu. Sans doute votre élection a-t-elle en grande partie résulté d'un vaste mouvement de rejet de l'inacceptable, incarné par un représentant local de la multinationale ultralibérale qui s'acharne à détruire partout dans le monde et par tous les moyens les outils de la solidarité. Certes. Mais il ne semble pas que dans l'ensemble vous ayez été élu président de la république française par des gens qui rêvent d'un Tony Blair après l'inoubliable Margaret Thatcher, poursuivant la même politique destructrice en l'enrobant d'un sourire amical pour mieux en faire passer l'horreur.

Peut-être sous-estimez-vous cette réalité - et nous vous pensons suffisamment intelligent pour vous en rendre compte, en espérant que ce ne soit pas trop tard - mais vous avez été élu en bonne partie par un certain nombre de gens qui rêvent vraiment d'un autre monde que celui de la course au profit et de la déshumanisation générale, qui souvent œuvrent quotidiennement pour cela avec courage et dont certains, sans doute utopistes, imaginent par instants possible l'irruption d'un inespéré "hollandisme révolutionnaire" évoqué avec optimisme et malice par Emmanuel Todd.

Permettez-moi de soulever ici en quelques mots une question qui me tient à cœur et qui va au-delà des questions politiques au sens le plus courant du mot. Celle de l'importance des symboles.

Il est probable que vous ne mesuriez pas tout à fait la puissance des symboles, cher François Hollande, et c'est sans doute de notre faute à tous, nous dont le métier est d'essayer de raconter le monde, il faut la rappeler sans cesse, il faut que nous en parlions plus. Nous avons eu maintes fois chez nous et ailleurs la preuve ample et éclatante que les histoires que l'on raconte aux peuples, les tristement fameux «storytellings», ne sont la plupart du temps que des instruments de pouvoir creux, vides de sens, à l'usage totalement mensonger  - à la manière dont George Orwell en anticipa les sinistres dérives.

Il n'en reste pas moins que faire l'Histoire, comme vous y prétendez ambitieusement et je l'espère à juste titre, c'est également, et de tout temps, porter un récit, raconter une histoire tout en essayant de la faire, de façon à ce que l'on soit nombreux, ensemble, à la partager pour tenter de la mettre en route.

Or, comme le rappelait Mircea Eliade, les histoires, les contes et les mythes, instruments de transmission majeurs au sein de toutes les civilisations et de toutes les cultures, doivent absolument, pour être à même de nous instruire des éléments fondamentaux de l'existence, faire un bon usage des symboles. Les symboles sont des outils extrêmement puissants qui, dans toutes les cultures, ouvrent des fenêtres nouvelles dans l'imaginaire des hommes et les poussent à l'action. Ils ont ceci de particulier qu'ils parlent à chacun et à tous, à différents niveaux. Leur force évocatrice fait que chacun, à sa façon, les entend résonner au fond de soi, du fond de notre histoire commune, les savants comme les gens simples. Nous nous efforçons depuis longtemps de défendre en ce sens ce qu'on appelle «culture» et ce sont des symboles qui permettent de transmettre un certain horizon de l'humain vers lequel on doit tendre, de tenter de renverser les perspectives comme on doit le faire pour résister au pire et élever la condition humaine, pour forger les outils de la construction de l'humain.

 

Ce sont des symboles qui nous permettent de croire encore lorsque tout semble perdu, c'est avec des symboles que les anciens de la Résistance au nazisme ont transmis leurs valeurs, ce sont des symboles qui partout dans le monde portent aujourd'hui des mouvements d'«indignés» grandissants, des symboles qui ouvrent à l'humanité un horizon que le chiffre lui ferme. Et depuis Jaurès, on le sait, les socialistes ne peuvent ignorer la force des symboles.

Le sort fait aux Rroms est un symbole fondamental d'un choix de civilisation. Au-delà de toutes discussions techniques et économiques, il porte une vision de notre avenir. Or, face à cela, c'est sous le poids écrasant, accablant, et pour beaucoup désespérant, d'une posture délétère et contradictoire que s'est déroulée votre première rentrée politique en tant que président socialiste de la république française.

Le traitement que nous réservons à ces concitoyens européens est l'un des plus puissants symboles de notre capacité d'acceptation - ou non - de l'autre, du fragile, du nomade, ou simplement de celui qui ne marche pas dans nos clous standardisés, chaque jour un peu plus déshumanisés. Et qui, pour cette raison, pour ce qu'il ouvre et révèle de nous-mêmes, doit nous être infiniment précieux. Face à des valeurs humaines fondamentales, la posture adoptée est un signe politique très fort. Rien d'étonnant à ce que le pouvoir caricatural et violent qui vous a précédé se soit emparé de la facilité offerte par cette minorité inoffensive pour faire de ces gens des boucs-émissaires privilégiés.

Mais nous devons vous le dire simplement : nous n'avons pas voté pour que cette honte continue. Être à gauche aujourd'hui, c'est d'abord refuser la standardisation de l'humain, la réduction des êtres au sinistre statut de producteur-consommateur, privé de lien, d'imaginaire, de choix intime, d'utopie, et, disons-le, de rêve… Être à gauche aujourd'hui c'est réhabiliter des valeurs profondes et essentielles d'accueil, d'hospitalité, de fraternité. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, d'une vision de l'humain. Et c'est cela que la gauche doit porter et c'est ainsi, non en se courbant devant l'adversaire, mais en veillant d'abord au respect de la loi qui fait obligation aux communes de plus de 5000 habitants d'ouvrir une aire d'accueil, qu'elle gagnerait si elle en avait le courage. Car le courage est apprécié de tous et c'est ce qu'on attend de la gauche, si ces mots ont encore un sens. Ne le pensez-vous pas ?

Vous ne le percevez peut-être pas encore tout à fait, la posture de votre gouvernement face à ces questions est une tache sombre sur la page de vos premiers pas à la tête du pays de la révolution de 1789, de Condorcet, de la Commune, de Victor Hugo, de l'Éducation populaire et même d'André Malraux. Alors, permettez-moi de vous le dire parce que j'en souffre, vous placez dans une drôle de situation ceux qui encouragèrent vivement leurs amis à voter pour vous. Outre les terrifiantes dévastations humaines produites parmi les populations par une persécution aveugle qui ne fait que prolonger le cauchemar du quinquennat précédent, l'ignorance de la force des symboles est une faute morale.

Mais c'est aussi une erreur politique, car ces messages initiaux ne peuvent qu'entacher, brouiller et finalement masquer tous les efforts que vous pourrez accomplir en termes de reconstruction des outils du lien et de la transmission. Cette tache sera très difficile à effacer, sachez-le, cher François Hollande. Et si l'on ne veut pas que le mot «socialisme» devienne sous peu définitivement inutilisable dans notre langue, il faut dès maintenant changer de cap.

Nicolas Roméas

Par Roland Gori, à lire dans Libération