Nîmes : "Il faut renouer avec la liberté au sens antique"

 

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Roland Gori, psychanalyste, sera en conférence, ce vendredi à Nîmes, sur le thème du bonheur. L'occasion de revenir sur les récentes manifestations spontanées : un sursaut à inscrire dans la durée. 

 

Votre dernier ouvrage “Faut-il renoncer à être libre pour être heureux ?” (1) traite de la notion de liberté. Comment la relation de l'homme à cette dernière s'est-elle construite ?

 

Dans la philosophie antique, l'idée de bonheur est indissociable d'un certain degré de spiritualité et de transformation de soi. Les philosophies grecque et romaine reposent sur une ascèse philosophique et morale et le bonheur est fortement lié à la dignité. Avec le christianisme, c'est une autre histoire car le bonheur n'est pas de ce monde. À la fin du XVIIIe, avec les révolutions française et américaine, une nouvelle notion s'exprime : "Le bonheur est une idée neuve en Europe", selon la formule de Saint-Just. Ce n'est plus Dieu qui nous assigne une certaine place, c'est nous qui décidons de notre destin. Le point important, c'est que c'est un droit inaliénable. Et l'idée du bonheur, c'est de construire son sort avec les autres, un bonheur public.

"Le bonheur est devenu une sorte de rhétorique publicitaire"

Une définition du bonheur qui change au XXe siècle soumis à des normes...

Au long des XIXe et XXe, on a oublié cette notion publique et le bonheur devient la promesse de jouissances de biens privés. Ce qui se perd, c'est le rapport à l'autre. On ne peut être heureux si on n'est pas libre et donc si on ne construit pas un monde commun. Pour la deuxième moitié du XXe siècle, dans une Europe issue du plan Marshall, la promesse de bonheur est saturée par les biens d'équipements, la société de consommation.

Le bonheur n'est plus ce que l'on va construire politiquement ensemble, il devient une sorte de rhétorique publicitaire où l'on dit aux gens “Pour être heureux, vous devez consommer de cette façon et également vous soumettre à un certain nombre de normes”. Alors que justement l'idée de bonheur est, au niveau antique, indissociable de dignité humaine, de liberté et de commerce politique avec autrui, on peut dire que, progressivement, le bonheur est devenu un prétexte pour soumettre les individus à des normes. Des normes prégnantes et violentes, même si elles sont insidieuses. Par exemple, on vous impose le nombre de légumes et de fruits à ingurgiter par jour, soit un véritable quadrillage normatif.

Les gens se soumettent, apathiques. Cela conduit à une espèce de servitude volontaire dont les gens peuvent se débarrasser à certains moments par l'imposture. Ils trichent pour échapper à ces contraintes ou s'engagent dans des mouvements sectaires ou religieux et jouent, pourrait-on dire, la spiritualité contre la norme.

Une vision normative qui peut, en partie, expliquer les récentes tragédies ?

Au nom de la religion, même si à mon avis ce n'est pas du tout de ce côté que le problème se pose, c'est une violence terroriste contre les systèmes occidentaux de normalisation des conduites. Mais ce qui a été important, c'est que nous avons justement retrouvé au cours de ces manifestations spontanées quelque chose qui a à voir avec la liberté au sens antique. La participation à la vie politique d'un pays, d'un peuple.

"Comment retrouver une dignité politique perdue dans l'apathie et les votes protestataires ?"

Comment faire fructifier cette énergie politique apparue lors des manifestations spontanées ?

C'est toute la question de notre avenir mais ce dont on n'a pas l'expérience, il est difficile d'en parler. On est effectivement dans une civilisation Google où les choses se consument tout en se consommant. Pour l'instant, on a évité le plus dramatique : la récupération politicarde et la division en communautés du peuple aux noms d'idéaux plus ou moins frelatés.

Comment faire évoluer dans un sens et retrouver une dignité politique perdue dans l'apathie et les votes protestataires ? Je crois que c'est du côté de la capacité des politiques et de ce que la presse peut mobiliser par des forums citoyens qui ne soient pas les tables rondes habituelles où sont invités toujours les mêmes intellos, journalistes ou experts. La capacité de maintenir et relayer cette ferveur citoyenne qui a témoigné de l'attachement d'un peuple à une notion de liberté.

Depuis un certain temps, on essaie de traiter des problèmes socioculturels sous une forme religieuse. Cela parait une erreur. On n'a que trop insisté sur des pratiques, des coutumes et on s'est foutu le doigt dans un engrenage infernal. Si on n'est pas capable de traiter le problème sur le plan politique, il va se dégrader sous la forme d'affrontements religieux et communautaires. Ce serait la pire des choses.

"On a tué la philosophie, les arts, la culture..."

Vous expliquez aussi que l'école doit revoir sa copie...

Le problème, c'est que l'école est le lieu de transmission des compétences cognitives et des comportements sociaux pour faire des adultes “normés”. C'est une connerie monstrueuse. On fabrique des machines et si les machines ne trouvent pas de place, elles dysfonctionnent. Cela concerne tous les élèves, les enseignants et la société.

Qu'est-ce que l'école ? Si c'est simplement la transmission de compétences techniques, alors on ne fabrique pas des citoyens mais des machines performantes ou des handicapés. On a bousillé les humanités depuis des décennies, on a tué la philosophie, les arts, la culture. C'est une mutilation de la notion de valeur mais cela n'a pas empêché quatre millions de personnes de se retrouver ensemble. L'évaluation fait perdre à l'homme son humanité. Il faut des chiffres mais il faut aussi de l'anthropologie, du récit, de la parole, de la psychologie pour ne pas transformer les humains en instrument sinon ils fonctionneront ensuite de manière instrumentale.

(1) “Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?” aux éditions Les liens qui libèrent. Cet ouvrage servira de fil conducteur à la conférence organisée par la librairie Diderot en partenariat avec le CMCAS, vendredi 23 janvier à 18 heures, salle du Mas Verdier, 222, rue Guy-de-Maupassant. Contact au 04 66 67 96 03.

Par Roland Gori, à lire dans Libération