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A part faire valser les ministres de l’Education, rien n’est entrepris par le pouvoir politique pour faire face à la détérioration du niveau scolaire, la toute-puissance des écrans, l’anxiété des élèves, déplorent l’actrice Isabelle Carré et la journaliste Delphine Saubaber dans un texte signé par de nombreuses personnalités.
A lire sur le site de Libération
Nous allons dans le mur, chacun le sait. Droit devant. Et avec nous, nous amenons nos enfants. L’éducation et les jeunes ont été les grands absents de la campagne des dernières élections législatives. Et la rentrée s’est faite avec une ministre démissionnaire.
Il y a un an, comme tant d’autres de manière éparse sur le territoire, nous faisions des ateliers d’écriture pour les enfants. Nous en avons mené sur le monde de demain avec des enfants de 8 à 15 ans, du sud de la France à la banlieue parisienne. Libération est venu nous voir. Les textes reflétaient une noirceur, une lucidité, un désenchantement et une anxiété qu’on a peine à concevoir.
Depuis, nous en avons fait bien d’autres. Et c’est toujours la même histoire. Parler du monde de demain, c’est évidemment parler du monde actuel. Quelques titres de textes d’enfants de 11 ans, parmi tant d’autres : «La planète du malheur» ; «Le monde à l’envers» ; «Journal d’un mort» ; «Un monde vide» ; «La planète jeux vidéo» ; «La politique va nous détruire» ; «Le silence finit toujours par s’éteindre».
Dans leur projection en l’an 5000, la planète Terre a disparu, balayée par les aléas climatiques. La robotisation de la vie, du travail, des rapports sociaux et amoureux, a tout envahi. Les humains ont été chassés de la Terre par un entrepreneur qui les a déplacés sur une autre planète où les individus s’achètent entre eux. Ailleurs, on vit avec un casque sur les yeux jour et nuit. L’enlever, c’est aller en prison. Dans ce monde, on ne ressent plus de douleur, car la douleur n’existe plus, «tout est virtuel».
Mesurant l’étendue du problème sociétal qui se joue sous nos yeux, nous avons décidé d’en appeler au politique. A la rentrée dernière, nous adressions dans le Monde une tribune en forme de supplique à Gabriel Attal, alors ministre de l’Education. Pour soutenir et refonder profondément l’Ecole, lui donner les moyens de redevenir un phare pour nos enfants, pour la nation. Réduire le nombre d’élèves par classe. Revaloriser notamment l’écrit, dès le primaire, dans une dimension quotidienne, citoyenne, philosophique et sociétale. Pour former des individus et des citoyens libres, réfléchissants, empathiques, dans un monde de plus en plus complexe, volatil, contradictoire, victime des bouleversements climatiques.
Le texte, signé par une centaine de personnalités dont Elisabeth Badinter, Jacques Attali ou Grand Corps malade, interpellait sur la conjonction inédite de trois phénomènes contemporains : la détérioration du niveau scolaire de l’écrit et de la lecture ; la toute-puissance des écrans dans le cerveau des jeunes à propos de laquelle les scientifiques, les professionnels de l’enfance et les enseignants tirent le signal d’alarme depuis des années ; l’expansion fulgurante de l’IA qui, déjà, rédige des devoirs de collégiens.
Aujourd’hui, des enfants de 8 ans peuvent voir des vidéos pornos, ou même un viol, sur certains réseaux sociaux. Va-t-on encore longtemps se voiler la face ? A quand une grande campagne nationale sur les écrans, comme sur le tabac, et une véritable prise de position en la matière ?
Plus largement, pourquoi, aux dernières élections, la jeunesse et l’éducation ne figuraient-elles pas aux côtés du pouvoir d’achat, de l’immigration ou des retraites ?
Quel est celui qui, demain, parlera de nos jeunes et à nos jeunes pour leur tracer un chemin ? Devons-nous encore parler des chiffres de la santé mentale de la jeunesse, dont le Sénat souhaite faire une grande cause nationale ?
En février dernier, des enfants ont lu certains de leurs textes sur le monde de demain à l’Académie française, grâce à la générosité de son secrétaire perpétuel Amin Maalouf.
Les mots puissants de Claude Alphandéry, grand résistant de 101 ans, disparu depuis, portés par la voix de Catherine Hiegel, y rejoignaient la voix des enfants et d’autres personnalités, telles la philosophe Cynthia Fleury ou le rappeur Oli. Un événement intense, qui n’a pourtant trouvé aucun relais politique.
Lire et écrire, c’est apprendre à penser. C’est recevoir la pensée d’un autre. C’est nommer, relier, développer son esprit critique. C’est être présent, s’inventer un monde intérieur.
Lire et écrire, c’est, comme le dit Alain Bentolila, «la magnifique réponse à la question que les hommes ont mis des centaines de milliers d’années à oser se formuler : “Que suis-je ?”» Un an est passé.
Et il ne s’est rien passé. Ou plutôt si. Quatre (et bientôt cinq) ministres de l’Education – dont une, aussi en charge des JO, pour vingt-huit jours. Des effets d’annonces et des formules qui s’empilent, aussi lapidaires que vides de sens, emportées par les fleuves de l’instantané et de l’oubli. Que veut dire le «choc des savoirs» ? Les savoirs auraient-ils besoin d’être «choqués» ? A moins que ce ne soit les élèves ? Que peuvent penser les professeurs, les parents, et les élèves, qui ont conscience que, dans cette valse à mille temps, se joue leur avenir ?
Les ministres de l’Education passent. L’Ecole reste. Les professeurs et les élèves aussi. Avec des postes manquants, des vocations en berne, des inégalités déchirantes, des programmes surchargés et confus, ayant pour finalité des évaluations en cascade, dès le début du primaire. Et une crise qui, comme l’hôpital, va en s’amplifiant de jour en jour.
L’Ecole, selon Gabriel Attal, est «la mère des batailles», pour Emmanuel Macron, c’est «servir nos enfants et notre jeunesse». Mais l’Ecole n’est pas une agence de communication. Elle a besoin d’une vision, de confiance et d’élévation dans un monde de progrès si effréné, si saccadé, qu’il ne permet plus de déceler un sens, un chemin commun, dans des sociétés de plus en plus fracturées.
Il est plus qu’urgent de façonner les adultes de demain, des adultes qui seront nos décideurs.
Il est urgent de leur donner des armes, de s’adresser à eux en tant qu’individus réfléchissants, et non seulement en tant qu’élèves, dans un système conçu pour les enfants d’autrefois et non ceux d’aujourd’hui.
Où est la voix de la jeunesse dans ce brouhaha collectif qui ne tend le micro qu’à la sécurité, à l’inflation, aux retraites ? Si demain, nous ne remettons pas l’Education au centre de toutes les batailles, si nous ne formons pas des individus libres, critiques, autonomes, quelle place trouveront tous ces thèmes, dans une société de plus en plus sujette à la violence que l’on semble toujours découvrir à la faveur de faits divers ? Le cocktail des phénomènes décrits plus haut est explosif pour les années à venir. Et nous faisons semblant de ne rien voir.
Les ministres valsent. L’Ecole reste. Les enfants aussi. Qu’en pensez-vous, monsieur Barnier ?
Signataires : Edgar Morin Sociologue, philosophe Robert Gelli Procureur général honoraire Agnès Jaoui Actrice Alexandre Jardin Ecrivain, cofondateur de Lire et faire lireEric Fottorino Journaliste et écrivain Mathias Malzieu Chanteur, musicien, écrivain Martin Solveig DJ, producteur. Mohamed Mbougar Sarr Ecrivain, prix Goncourt, Abd Al Malik rRappeur, auteur-compositeur et réalisateur.
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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