Tribune. C’est l’histoire d’un homme de 35 ans qui se réveille un matin d’épidémie de Covid-19 sans parvenir à trouver son souffle. Il appelle le Samu. On lui répond qu’il n’est pas en danger, et qu’il doit rester chez lui. Mais ses difficultés s’aggravent. Il se précipite dans un service d’urgences débordé. Même réponse : rentrez chez vous. En désespoir de cause, il se présente à mon cabinet médical à Pantin, accompagné de son épouse. Elle parle à sa place puisqu’il est trop essoufflé. Elle m’apprend qu’il est fébrile et tousse depuis une semaine. Elle a eu les mêmes symptômes un peu avant lui. A l’examen, je lui trouve 93% de saturation en oxygène (trop faible), et une fréquence respiratoire à 25 (trop élevée). Son champ pulmonaire gauche est totalement envahi, et son côté droit l’est partiellement. Il est littéralement en train de s’étouffer. J’appelle donc le Samu pour demander un véhicule. Un confrère au bout du fil comprend l’urgence de la situation. Mais aucune ambulance n’est disponible. C’est finalement une voiture de la Croix-Rouge qui se présente, une heure et demie après mon appel, sans brancard ni fauteuil. Personne n’ayant de protection adéquate, mon patient, incapable de respirer, doit se débrouiller seul pour monter dans le véhicule. Par la suite, j’ai appelé sa compagne régulièrement. Son état s’est dégradé, on l’a plongé en coma artificiel, intubé et ventilé. Son pronostic vital est engagé.

Combien de médecins de ville pourraient aujourd’hui raconter une histoire similaire ? Combien de patients en détresse appelant à l’aide ? Combien de vies gâchées ? Depuis ce patient, une idée m’obsède : il aurait suffi d’un test pour que sa compagne soit diagnostiquée positive au Sars-CoV2. Il aurait alors suffi d’un masque pour que cet homme soit protégé. Un test et un masque.

 

Une stratégie catastrophique

Mais depuis des semaines nous n’en avons pas. Pourquoi ? Pris de court, face à cette épidémie, notre gouvernement ne propose qu’une réponse curative. Il a fermé des services hospitaliers pour ouvrir des lits d’hospitalisation Covid-19 et des lits de réanimation. Une fois en réanimation, les patients «passent le cap», ou pas… Cette stratégie a été choisie au détriment d’une stratégie préventive qui aurait plutôt consisté à prendre le problème dès le premier maillon de la chaîne, comme le recommandait l’OMS. Il aurait fallu fournir des masques à la population et dépister systématiquement les personnes symptomatiques. Dès lors, seuls les malades auraient été confinés, et non l’ensemble de la population. Cependant l’Etat persiste à vouloir traiter le problème en bout de chaîne. Tout se passe comme si la contagion était inévitable. Quand les patients arrivent à l’hôpital, il est hélas déjà tard, bien souvent trop tard.

Or la médecine de ville se trouve au début de cette chaîne, médicalement désarmée, sous-équipée, sans protection. La situation est bien sûr dramatique pour tous les niveaux de notre système médical. Mais dans nos cabinets, nous sommes les moins protégés. Nous n’avons pas de lunettes, pas de charlotte, pas de blouse, pas de surblouse. Chaque professionnel de santé se voit délivrer trois masques par jour, et il n’y a rien pour les autres soignants, internes, externes, secrétaire d’accueil, ni même pour nos patients suspectés d’être atteints du Covid-19.

En plus de nous mettre en danger, ce manque d’équipement a une conséquence sanitaire probable : la propagation du virus. En effet, les soignants de ville sont appelés au domicile des malades les plus fragiles présentant de nombreuses comorbidités, et donc potentiellement les plus à risque de contracter une pneumopathie grave au Sars-CoV2. Nous sommes pris entre deux feux. Poursuivre les soins délivrés au lit des malades les plus fragiles ou rompre le suivi pour mieux les protéger d’une infection potentiellement mortelle ? Notre mission, depuis Hippocrate, se fonde sur un principe : «primum non nocere» (d’abord ne pas nuire). Mais qui peut nous dire aujourd’hui ce qu’il faut faire pour ne pas nuire ?

 

Repenser notre système de soins

La stratégie qui consiste à traiter une épidémie par une méthode curative signale la faillite de notre système de soins. Des décennies de rigueur budgétaire ont préparé la submersion que nous vivons aujourd’hui. Mais pas seulement. C’est toute la logique de l’édifice médical qui doit être redéfinie.

A commencer par la place que nous donnons à la prévention dans notre système de soins. Dans les études de médecine, la place de la prévention et de l’épidémiologie représente à peine 3% du programme des enseignements. Si la prévention est négligée, c’est qu’à l’inverse du curatif, elle ne se mesure pas de manière mécanique. Elle est difficilement quantifiable. Dans un système de tarification à l’acte, on peut calculer le nombre de médicaments ou d’opérations. La prévention est plus subtile, elle résiste à la logique technocratique.

Or une part majeure de notre mission en médecine de ville repose sur la prévention. Elle implique la prise en charge d’un patient dans toutes les dimensions de son être, et non comme une liste de paramètres.

 

Lorsque cette crise sera passée, et qu’il faudra rebâtir notre édifice médical, l’un des enjeux sera la place faite à la prévention. Il faudra revoir les programmes d’enseignement dans les facultés de médecine. Il faudra privilégier la délivrance de soins qualitatifs et non plus quantitatifs. Il faudra être capable de valoriser toutes les choses essentielles que l’esprit comptable est incapable de saisir.

Il n’est pas trop tard

Mais nous sommes pour l’instant dans l’urgence. Et des vies peuvent être encore sauvées. Il est temps de revoir notre stratégie sanitaire. Remettre le curseur sur la prévention sinon la contagion se poursuivra inévitablement. Le gouvernement a commandé des millions de masques. C’est bien, mais cela reste insuffisant. Il faut que les soignants de ville puissent continuer à exercer leur métier sans faire courir de risque à leurs patients. Pour ne plus mettre en péril la vie de nos patients fragiles, il nous faudra plus de trois masques par jour par soignant. Il faudra des masques pour les secrétaires, les étudiants et nos patients, des charlottes, des blouses et des surblouses à usage unique.

Comment faire ? Le Président l’a dit : «quoiqu’il en coûte». Alors qu’il donne à la nation de quoi se protéger. Qu’il utilise tous les leviers disponibles. Si l’on manque d’équipements, il faut les produire. Que l’Etat réquisitionne les usines, comme c’est fait dans nos pays voisins. Qu’il oriente la production. Qu’il mette en place une stratégie à la hauteur des enjeux. Toutes les forces médicales sont aujourd’hui engagées dans la bataille du Covid-19. Nous n’attendons pas que le gouvernement nous dise merci. Si l’on veut sauver les vies qui peuvent encore l’être, nous avons seulement besoin qu’il nous donne les moyens d’agir.

Ilhame Najem médecin généraliste