L’art comme rempart aux terrorismes, selon Roland Gori

A lire sur le site des Inrocks

Dans son nouvel essai, “Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes”, Roland Gori appelle à l’invention d’un “pacte d’humanité“, où l’art occuperait une place centrale, pour échapper au vide spirituel du néolibéralisme.

A un rythme soutenu depuis une dizaine d’années, quasiment sans relâche, les lecteurs de Roland Gori, psychanalyste et initiateur en 2009 de L’Appel des appels, se sont familiarisés avec la pensée d’un homme révolté, au sens que Camus, l’un de ses auteurs fétiche, lui confère. Une pensée entièrement vouée à dévoiler les failles de nos sociétés néolibérales et à esquisser des horizons de survie dans notre océan nihiliste. Entre La Dignité de penser, La Fabrique des imposteurs, L’Individu ingouvernable, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?…, jusqu’à ce nouvel essai, Un monde sans esprit, la fabrique des terrorismes, une écriture fidèle à elle-même impose sa petite musique lancinante. Au point que les souvenirs de l’un se perdent parfois dans ceux d’un autre ; tous ses livres semblent écrits de la même main dans le même mouvement. Seules quelques variations thématiques s’immiscent dans cette unité apparente.

Le conditionnement de la violence du djihadiste

 

Dans ce nouvel essai, où l’on retrouve ses mêmes diagnostics réaffirmés avec force, Roland Gori mesure la violence du djihadisme pour tenter de comprendre d’où elle surgit et de définir ce qui la conditionne, plutôt que d’analyser ses modes opératoires. La “fabrique des terrorismes“ qu’il explore est moins décrite comme celle d’une boîte noire de l’islam radical que comme celle d’une civilisation néolibérale à bout de souffle. “Avec Daech, nous avons affaire à une révolution symbolique conservatrice et obscurantiste qui au nom de l’islam salafiste djihadiste entreprend d’exploiter le vide moral et culturel que laisse aujourd’hui la civilisation des mœurs d’un néolibéralisme agonisant“, écrit Roland Gori.

Réduire l’explication de l’émergence du terrorisme djihadiste aux défaillances de la civilisation occidentale néolibérale constitue évidemment un biais en soi insuffisant, en ce qu’il occulte un ensemble de paramètres propres à la géopolitique elle-même ou aux tensions internes au monde islamique. Mais, s’il n’est pas un islamologue ou un spécialiste des relations internationales, Roland Gori déplace le centre habituel de la réflexion en mobilisant son savoir personnel, indexé à une pratique expérimentée de la souffrance des individus (en tant que psychanalyste et professeur de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille).

Pour ancrer sa réflexion, Gori rappelle la fameuse phrase de Gramsci issue de ses Cahiers de prison, devenu une sorte de mantra de notre époque, tellement elle est convoquée ici et là pour expliquer nos fêlures actuelles : “la crise, c’est lorsque le vieux monde est en train de mourir et que le nouveau monde tarde à naître. Et dans ce clair-obscur naissent les monstres“.

“Fabriquer de nouvelles fictions”

Or, ce que l’auteur met à nu et dénonce de manière constante depuis des années, c’est ce qu’il appelle “la religion du marché”, cette “hégémonie culturelle sans esprit”. Avec la place démesurée prise par l’économisme, de nouveaux dispositifs de fabrication du lien social se sont imposés dans nos sociétés depuis trente ans. La technique déshumanisée est ainsi devenue la seule solution aux “métiers impossibles” de l’éducation, du soin, et du gouvernement des hommes. “La prévalence du langage de la machine a transformé le soin, l’information, le travail social en dispositif de contrôle et de normalisation“, estime l’auteur.

Une plaque à la mémoire d’une victime de l’attentat de Charlie Hebdo, Ahmed Merabet, Janvier 2017 à Paris. / AFP PHOTO / Eric Feferberg

A cette rationalisation technico-financière des pratiques du travail social, du soin et de l’éducation, il faut donc opposer autre chose : une raison d’espérer et de retrouver l’humanité diminuée en chacun de nous. “Il est urgent de trouver d’autres réponses aux besoins humains que celles véhiculées par les théofascismes et les replis nationalistes, pour fabriquer de nouvelles fictions“, estime Gori. Car, observe-t-il, les fictions sont nécessaires dans la marche de nos existences, au sens où elles sont des “rêves collectifs que chaque sujet singulier s’approprie et partage avec les autres pour passer du je au nous”. Se référant aussi bien à Marx qu’à Freud, Gori souligne que les fictions que les hommes créent sont “la vérité de leur histoire vécue”. Elles répondent au besoin de croyance et au désir de sacré des humains.

“La pleine reconnaissance de la fonction sociale de l’art“

Or, les mesures sécuritaires, privilégiées par nos gouvernements, constituent une impasse  “car elles ne soignent que les symptômes d’une maladie de civilisation que le néolibéralisme a fabriquée de pied en cap, par sa démesure et son rationalisme économique morbide”. Plutôt qu’un pacte de sécurité ou un pacte de stabilité, édifices politiques hypocrites et stériles, il s’agit donc d’inventer un “pacte d’humanité”, qui passe notamment par “la participation éthico-politique de l’art à la fraternité universelle des humains”.

Toute la réflexion de Roland Gori est traversée par cet appel vers une forme de sacralité artistique qui protège l’humanité contre elle-même : comment retrouver le sens du sacré et répondre au besoin de croire et au désir de spiritualité, sans tomber dans le religieux ? A cette énigme, dont la solution pourrait constituer une issue heureuse à la crise de civilisation que nous subissons, l’auteur esquisse une piste centrale : “la pleine reconnaissance de la fonction sociale de l’art“ qui permettrait selon lui de construire ce pacte d’humanité “dont nous manquons cruellement dans la conscience du politique aujourd’hui obnubilé qu’il se trouve par le pacte de stabilité ou de sécurité“.

L’art peut assumer sa part dans la lutte contre les fanatismes qui se réclament du religieux, en retrouvant auprès des peuples une fonction sacrée. “L’art est ce qui peut venir prendre le relais de l’illusion religieuse en tant que sa critique aboutit à considérer que l’homme est pour l’homme l’être suprême”.

“Un soin, pour la subjectivité autant que pour le lien social”

La repousse du tissu social et symbolique, à laquelle invite Roland Gori, n’a donc pas d’autre voie que celle de l’art du récit. En ce sens, l’art ne doit pas être compris comme un luxe, dont l’intérêt consisterait simplement à intensifier l’existence par la contemplation esthétique ; l’art est surtout un “soin, pour la subjectivité autant que pour le lien social” ; un soin qui requiert attente et recueillement. S’il est évidemment possible de ne voir dans cette apologie de l’art qu’une voie détournée et fragile pour penser la question du terrorisme, on peut aussi lui savoir gré de déplacer le curseur habituel en interrogeant le cœur enfoui de nos impasses et de nos peurs.

Ce paradoxe apparent qui veut que l’on remplace un goût frelaté et fasciste du sacré par un désir renouvelé du sacré, accompli par l’art, n’est pas le moindre intérêt de cette réflexion, décalée mais revigorante, sur le nihilisme contemporain.

Par Roland Gori, à lire dans Libération