Les publics en difficulté sacrifiés au marché

Un article de Joël Henry et Michel Chauvière, à consulter aussi sur le site du Monde.

L'organisation, le financement et la mise en oeuvre de la formation professionnelle des publics en difficulté sont en passe de relever exclusivement du marché et de la concurrence. Feutré et peu visible, ce pas de plus dans le libéralisme économique aura des conséquences notables.

En adoptant le modèle européen des "services d'intérêt économique général" (SIEG) pour les organismes de formation continue, quand ils avaient la compétence juridique et la possibilité politique de procéder autrement, l'Etat et de nombreuses régions françaises vont accentuer la déréglementation de la formation professionnelle des publics en difficulté, notamment des chômeurs. Ce choix inattendu de la part d'exécutifs de gauche sacrifie l'intérêt général et le service public à la marchandisation sous couvert de mise en conformité avec les textes européens sur les aides de l'Etat.

Selon Thierry Repentin, ministre délégué à la formation professionnelle, ce choix aurait pour but d'éviter les mécanismes de la concurrence. On peut en douter. Le projet d'Acte 3 de la décentralisation, qui sera débattu en 2013, prévoit de conférer au service régional chargé de la formation continue la qualité de SIEG, décision déjà prise par plusieurs régions poussées par des cabinets de conseil et des lobbies non désintéressés. Cette option ouvre plus grandes les portes de ce marché à tous types d'opérateurs, y compris ceux poursuivant des buts lucratifs, bafouant le principe républicain de gratuité de l'éducation et de la formation, initiale comme continue.

Cette interprétation économiciste n'est pourtant pas la seule possible. Des contradictions dans le droit européen permettent de classer les services de formation continue dans les services non économiques d'intérêt général (SNEIG), à l'instar de ce qui est réalisable pour les services sociaux d'intérêt général (SSIG). Encore faudrait-il avoir le courage politique de mettre en oeuvre un tel changement en rupture avec la doxa libérale. On ne peut que déplorer cette méconnaissance juridique d'une alternative possible au tout-marché.

L'option retenue affaiblit les services publics et associatifs qui, labellisés comme des sociétés, devront se plier au jeu de la concurrence dans les marchés publics pour, s'ils en sortent gagnants, vendre leurs prestations comme n'importe quel produit. Les plus faibles seront condamnés à disparaître ou à végéter dans des actions de sous-traitance qu'ils ne pourront exercer qu'en réduisant qualité et quantité de formateurs, au détriment des publics en formation.

Effet d'aubaine

En vertu du droit communautaire, chaque Etat membre de l'Union européenne (UE) ou ses collectivités territoriales déterminent, organisent et financent les services d'intérêt général, ensemble qui englobe SIEG et SNEIG. Classer les services de la formation professionnelle, comme les services sociaux, dans la catégorie des SNEIG permettrait de les exclure de la compétence européenne et de déjouer tout effet d'aubaine pour les opérateurs poursuivant des buts lucratifs.

Théoriquement, Bruxelles pourrait retoquer juridiquement cette initiative, mais le corpus communautaire est si ambigu que la Cour de justice de l'UE aurait du mal à condamner un Etat ayant eu cette lucidité. Alors, pourquoi pas la France ?

Joël Henry et Michel Chauvière sont les auteurs de "Quel statut pour les services sociaux dans l'Union européenne ? Arguments pour des services sociaux non économiques d'intérêt général", Revue de droit sanitaire et social, n° 6, Dalloz, 2011.

Par Roland Gori, à lire dans Libération