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Par Vincent Hein.
A lire sur le site de la Revue des Deux Mondes.
Dé-civilisation, Les nouvelles logiques de l’emprise
de Roland Gori, Les liens qui libèrent,
320 p., 23 euros.
Il est des mots, qui comme de vieilles cuillères en argent, à force d’avoir trainé sur toutes les langues, finissent par se noircir, perdre leur éclat et donner un goût, finalement presque salé aux desserts. « Dé-civilisation », « ensauvagement » … : ceux-ci, pourtant porteurs d’une acuité saisissante, se voient désormais détournés ou corrompus par le discours politique d’improbes aliborons. Mais par bonheur ou par chance, il est encore des esprits rares et attentifs, qui savent restaurer le sens des mots.
Non content d’être l’une des figures intellectuelles majeures, Roland Gori appartient à cette lignée d’auteurs qui, loin de se satisfaire d’un simple constat, s’emploient à éclairer les mécanismes profonds qui travaillent notre monde. Dans Dé-civilisation – son dernier ouvrage paru aux éditions Les Liens qui Libèrent – il ne se limite pas à l’inventaire mélancolique d’une société en déliquescence. Au fil d’une pensée qui se déploie avec une remarquable précision, il s’attache à révéler la trame invisible de notre époque qui, sans toujours en avoir conscience, se délite peu à peu, s’effiloche et marche d’un bon pas vers une dissolution de ce que l’on pourrait appeler le vivre-ensemble.
« Roland Gori s’attache à révéler la trame invisible de notre époque qui se délite peu à peu, s’effiloche et marche d’un bon pas vers une dissolution de ce que l’on pourrait appeler le vivre-ensemble. »
Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit nullement ici de nostalgie. Point de regret d’un âge d’or supposé, d’un temps révolu où il aurait fait bon vivre et dont la perte serait irrémédiable… Non, ce serait méconnaître Roland Gori. Ce qui l’intéresse avant tout, ce n’est pas de raviver un passé idéalisé, mais plutôt de rétablir une forme de « justesse », de réaffirmer la nécessité de la justice, de la liberté, de l’humanité et de la dignité – ces valeurs essentielles qui, loin d’appartenir au « grand hier », demeurent l’horizon d’un avenir qui reste selon lui encore à reconstruire.
L’auteur par la force d’une érudition qui convoque tour à tour Norbert Elias, Albert Camus, Sigmund Freud, Jacques Lacan, ou encore Montesquieu, ne se contente pas de dresser un simple constat, mais esquisse le portrait d’une France – d’un monde devrais-je dire – qui, dans sa lutte contre le tumulte du quotidien, semble se nourrir d’une violence insidieuse et des pires exclusions. Le dernier scrutin républicain – les élections législatives déraisonnables de juillet 2024 – , qui eut comme dans un rêve d’un autre âge, la charge d’un présage funeste, fut le théâtre d’une atmosphère chargée d’une tension qui rappelait l’écho d’un temps où la parole se délestait de sa vocation véritable pour céder la place à des cris de haine, de rejet, à de la casse mais surtout à des appels désespérés de peur.
N’est-il pas curieux de constater, à force de s’interroger sur les mécanismes d’une hégémonie culturelle, que les institutions d’aujourd’hui, dans leur abdication au débat d’idées, laissent la place à une politique de « fictions » où les pires craintes – ces ombres intangibles et pourtant si présentes – se voient exploitées par un État – devenu la maquette d’un nouveau Léviathan – pour asseoir son autorité par la mise en scène de crises factices et la création d’ennemis imaginaires dont Roland Gori nous explique les tristes « secrets de fabrication ».
« Dans Dé-civilisation, le lecteur est emporté par la contemplation d’un techno-libéralisme brutal, qui tel un spectre de mauvais train fantôme impose un tri des âmes et des vies. »
Dans Dé-civilisation, le lecteur est emporté par la contemplation d’un techno-libéralisme brutal, qui tel un spectre de mauvais train fantôme impose un tri des âmes et des vies, nourrissant son existence d’un ressentiment viscéral face aux affres d’une précarité sociale mal soignée. Et tandis que les réminiscences d’un passé que l’on croyait derrière nous se mêlent aux contingences d’un présent où la violence supplante peu à peu l’intelligence d’un dialogue sincère, l’esprit se perd dans l’errance d’une identité en quête de repères, où frustration et peur se fondent en une fierté narcissique aux contours tragiquement déformés.
Or, au cœur de ce panorama désolé, il est un appel vibrant à la réappropriation de la parole, ce souffle salvateur qui, par le dialogue authentique et l’invention démocratique, pourrait à nouveau faire renaître la lumière d’un espace public, jadis lieu de communion et de partage, et qui aujourd’hui semble relégué aux marges d’une civilisation ébranlée. Inspiré par les lumières de Tocqueville, de Montesquieu ou encore celles de Simone Weil, Roland Gori nous exhorte à recouvrer le goût du débat, à laisser nos cœurs battre au rythme de l’élan créatif qui lui seul saurait définitivement réveiller en nous l’envie de transcender l’angoisse pour en faire germer l’espérance.
« Il est une vérité que Roland Gori nous livre avec une force tranquille : la civilisation, fragile et éphémère, ne peut survivre que grâce à l’art de se réinventer. »
Ainsi, Dé-civilisation s’ouvre avant tout comme une invitation familière à reprendre le chemin de la réflexion et de l’humanité. C’est là, dans ce retour à l’essence du langage et de la parole, dans ce subtil équilibre entre souvenir et renouveau, que réside peut-être la clé qui permettra d’offrir à nos destins la possibilité de s’épanouir, loin des diktats d’une autorité tyrannique qui ne saurait se nourrir que de la fiction de nos peurs.
Et, dans le vacarme des passions modernes, où chaque instant se voit marqué par la déchirure d’une identité en gestation, il est une vérité que Roland Gori nous livre avec une force tranquille : la civilisation, fragile et éphémère, ne peut survivre que grâce à l’art de se réinventer, ce retour inlassable à la parole, à l’échange, et à l’amour de cette infinité de détails qui, tels des trouées de lumière dans un ciel de giboulées, dessinent le contour d’une humanité toujours prête à renaître de ses cendres.
Dans La Rose Blanche, Inge Scholl écrit à propos de ce groupe d’étudiants allemands, dont son frère Hans et sa sœur Sophie furent les leaders décapités à la hache en 1943 à Munich pour avoir osé s’opposer à coup de poèmes et de textes littéraires aux idées abjectes du régime nazi : « Ils luttent avec un humble héroïsme, pour ce qui est modeste, très quotidien, mais non point sans valeur ; et dans le même moment, des despotes habiles sont acclamés sur l’estrade publique, qui ne promettent, sous prétexte de puissance, qu’une gloire honteuse et la misère. » Que pourrions-nous ajouter de plus ?
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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