La psychologie, ses invariants, sa fonction sociale et politique - Albert Ciccone

Colloque organisé par l’École de Psychologues Praticiens

Les identités plurielles des psychologues d’aujourd’hui

Lyon

6 et 7 juin 2024

La psychologie est diverse, multiple, plurielle. Nul besoin d’insister sur ce point, mais j’en dirai tout de même quelques mots.

J’essaierai ensuite et surtout dans cette communication de réfléchir à la question de savoir si l’on peut se représenter des invariants, malgré toutes les variations dont est l’objet cette discipline.

 

 

La psychologie est diverse, les pratiques sont variées

 

La psychologie est diverse, les pratiques sont variées, on le sait.

Cela est dû, entre autres, au fait que l’apparition de la discipline psychologie et de la profession de psychologue est très récente, à l’échelle de l’histoire des sciences et des pratiques. Cela dit les pratiques sociales de soin psychique – qui représentent une partie des pratiques psychologiques – remontent à l’antiquité. La philosophe Barbara Cassin raconte, par exemple, qu’Antiphon, l’un des sophistes, avait une boutique sur l’agora dont l’enseigne indiquait : « Savoir-faire en dé-chagrin ». Il disait aux gens : « Venez et racontez-moi vos rêves », et il se faisait payer pour leur parler, comme les sophistes qui se faisaient payer pour enseigner, pour parler, pour enseigner l’art de parler. Antiphon s’était spécialisé dans la thérapie par les mots, et avec sa « technique du dé-chagrin » (belle expression), il était d’une certaine façon le premier psychanalyste, dit Barbara Cassin1.

Mais la discipline psychologie et la profession de psychologue sont très récentes. Et la psychologie est née d’une diversité chaotique, elle a une « filiation bâtarde » (pour reprendre le titre d’un ouvrage – qui s’intitule La formation en psychologie. Filiation bâtarde, transmission troublée – ouvrage que nous avions publié il y a plusieurs années avec quelques collègues lyonnais regroupés autour d’Alain-Noël Henri2, que certains ici connaissent sans doute, Alain-Noël Henri qui fait dans cet ouvrage une remarquable analyse de l’histoire de la psychologie comme pratique et comme discipline universitaire – il ne raconte pas l’histoire, il fait une analyse de l’histoire). Issue de la philosophie, annexée à la biologie, mise au service de la pédagogie, infiltrée par la psychanalyse… la psychologie est un assemblage hétéroclite et disparate. Et ce n’est pas la pratique qui a induit la mise en place de formations pour améliorer ou justifier les compétences des psychologues, ce sont les diplômes universitaires, construits en amont, qui ont conduit à la création de métiers, nécessairement divers et difficiles à regrouper au sein d’une profession. Aujourd’hui encore, les pratiques sont extrêmement variées, et cela à l’intérieur même de chaque sous-discipline ou « spécialité » de la psychologie. La psychologie n’est qu’un concept – comme tout autre signifiant d’une discipline (qu’il s’agisse de la psychanalyse, la psychiatrie, la philosophie, etc.) –, concept autour duquel s’organise un mouvement qui rassemble des pratiques et des théories différentes, divergentes, contradictoires voire antagonistes. Et cela vaut aussi pour chacune de ses branches, comme la « psychologie clinique » ou autres. La psychologie reste ainsi dans une position inconfortable, toujours fragile, et toujours menacée par chaque tentative de mainmise sur la profession et de contrôle autoritaire, comme celles récurrentes auxquelles on assiste depuis ces dernières années, voire ces derniers mois, et même ces dernières semaines.

Certes Lagache, comme on le sait, a postulé l’« unité » de la psychologie3. J’ai relu son texte, pour l’occasion. Il commence par la question : « Peut-on parler de psychologie, ou faut-il parler des sciences psychologiques [au pluriel] ? » La question n’a pas vraiment vieilli.

Lagache va réduire les différences entre les nombreuses psychologies à une tension entre les psychologies « naturalistes » et les psychologies « humanistes ». Il va classer, d’une façon relativement forcée, les psychologies dans l’un ou l’autre de ces deux courants, et va à nouveau simplifier la situation en considérant l’opposition entre naturalisme et humanisme comme un fondement de l’opposition entre deux types de psychologie : la « psychologie expérimentale » et la « psychologie clinique ». Et Lagache va s’attacher à souligner les points de convergence entre la psychologie expérimentale et la psychologie clinique, notion qu’il tente de définir (même si le terme était apparu depuis plusieurs décennies, sous la plume de Janet, puis de Freud, quasiment en même temps, à un an d’intervalle – 1898 et 1899, pour être précis). Lagache tente donc de définir cette entité pour la constituer comme discipline universitaire. Son projet était aussi d’introduire la psychanalyse à l’université, dans une sorte de projection de la psychanalyse à l’intérieur du système universitaire, en définissant comme il l’a fait la « psychologie clinique », dont la psychanalyse occupait une place de référence et une fonction d’« ultra-clinique », comme il disait.

Pour Lagache, l’objet de la psychologie (expérimentale et clinique) est « la conduite ». La conduite : il s’agit là d’une notion relativement floue et imprécise. Et lorsqu’on relit le texte, on s’aperçoit que l’unité de la psychologie qu’il essaie de modéliser suppose des distorsions conceptuelles, des constructions intellectuelles dont les forçages et les approximations sont l’effet de l’ampleur de ce qu’elles sont censées réduire ou « exorciser », comme le dit Alain-Noël Henri dont je parlais à l’instant : « l’exubérante et chaotique diversité de la psychologie » (Henri, 2004, p. 41).

La discipline psychologie intègre nécessairement des systèmes théorico-pratiques différents, voire divergents ; elle suppose une multiréférenciation, une interdisciplinarité ; se référant à un cadre théorique inévitablement mouvant, elle ne peut qu’être antidoctrinale ; elle ne peut que s’appuyer sur des concepts interdisciplinaires provisoires. Tout cela provoque des tensions au sein de la discipline, comme au sein de chacune de ses « spécialités ».

Et ces tensions qui traversent la discipline psychologie comme la profession de psychologue ne sont pas une mauvaise chose. Elles produisent des débats, une « disputatio », au sens universitaire du terme. La disputatio, qui consistait à l’origine, au Moyen-Âge, en un débat entre plusieurs interlocuteurs, devant un auditoire, débat se déroulant en plusieurs étapes codifiées, se pratiquait dans toutes les disciplines enseignées à l’université. Elle jouait un rôle important dans l’enseignement et la recherche universitaires. Les magister, les « maîtres » de l’université répondaient aux questions posées par l'assistance composée d’étudiants mais aussi de clercs de tous ordres et d'universitaires d’autres disciplines.

Les tensions qui traversent l’ensemble de la psychologie comme de la profession ne sont donc pas une mauvaise chose. Elles produisent potentiellement du savoir. Et lorsque le politique ou l’État veut mettre de l’« ordre » dans tout cela, on ne peut qu’être extrêmement inquiet.

La question est bien sûr : qu’est-ce qui peut faire tenir ensemble les discours disparates des tenants de telle ou telle psychologie, de telle ou telle spécialité, de telle ou telle chapelle à l’intérieur d’une même spécialité ?

Ce pourrait être la référence à la « science ». Mais la référence à la « science », comme système sacré moderne de production de discours supposés dire le vrai, n’est pas déterminante. D’une part, les discours supposés savants tenus au nom de la psychologie ne font que se juxtaposer en une tour de Babel où ils ont du mal à s’articuler entre eux, sauf très localement et souvent au prix de glissements conceptuels douteux. Et d’autre part ces discours supposés savants, construits par chaque sous-discipline ou chaque chapelle à l’intérieur même d’une spécialité, sont quasiment toujours constitués en grande partie d’emprunts à des disciplines connexes aux fondements épistémologiques hétérogènes. Et la revendication de scientificité d’un corpus de discours psychologique est d’autant plus grande que l’attraction exercée par une discipline connexe est importante. Tantôt la biologie, tantôt les neurosciences, tantôt la sociologie, tantôt l’ethnologie, tantôt la linguistique, tantôt même la physique quantique (je fais un peu partie de ceux-ci !). Cela n’invalide évidement en rien la pertinence des énoncés construits, je parle là des enjeux de cette construction.

Je parlais de la nécessaire interdisciplinarité de la psychologie. Mais là, le phénomène est tel qu’il peut conduire certains observateurs de l’histoire de la psychologie, tel Alain-Noël Henri, à postuler qu’au fond « la psychologie n’existe pas » (Henri, 2004, p. 262). La psychologie académique ne peut se faire scientifique qu’en se dissolvant dans d’autres disciplines annexes. Les présupposés idéologiques de chaque corpus de discours scientifiques l’emportent sur la production d’un discours unifié qui supposerait le sacrifice des idéologies locales et partiales. « Ainsi la psychologie savante, écrit Alain-Noël Henri, apparaît-elle un peu comme ces pays héritiers d’une histoire troublée, où cohabitent conflictuellement des communautés disparates, chacune reliée à travers une frontière à une culture d’appartenance, et n’ayant d’autre lien entre elles – mais ce n’est pas forcément le moins fort – que ce champ de tensions qu’est leur morceau d’histoire commune » (Henri, 2004, p. 261-262).

Dans l’histoire contemporaine, des discours émanant notamment de professionnels de la psychologie, des psychologues eux-mêmes, ont tenté et tentent encore d’unifier la discipline. Un code de déontologie, par exemple, a été élaboré. Et il est intéressant de noter que la phrase inscrite en épigraphe, et qui met l’accent sur un principe éthique fondamental, est : « Le respect de la personne dans sa dimension psychique est un droit inaliénable. Sa reconnaissance fonde l’action de la/du psychologue. »4

L’objet n’est plus « la conduite », c’est « la personne dans sa dimension psychique ». L’objet du travail ou en tout cas l’objet de préoccupation du psychologue. Il y a là déjà toute une série de points de complexité. Je n’en prendrai qu’un : tout le monde s’accorde-t-il quant à la définition de la « dimension psychique » d’une personne ? Rien n’est moins sûr. Qu’est-ce que le psychisme, pour chaque psychologue, pour chaque spécialité de la psychologie ?

Psyché signifie en grec l’âme, le souffle. Et il y a là un point de contradiction au fondement même de la psychologie (comme l’indique aussi Alain-Noël Henri – 2004, p. 24) : la psychologie est-elle dualiste ou moniste ? L’âme est-elle une entité séparée du corps, du soma, et reliée à lui par des liens conscients ou essentiellement inconscients ? Ou bien l’âme est-elle issue de la matière, n’est-elle qu’une expression de la matière, du corps ? La question est nécessairement maintenue dans l’ombre. Si elle s’affiche clairement dualiste, la psychologie sera menacée de compromission avec son ennemie d’origine, le spiritualisme, et elle perdra toute crédibilité scientifique. Si elle s’affiche comme clairement moniste, elle sera menacée de compromission avec la biologie, et elle perdra son « âme », pourrait-on dire ! Elle n’existera plus comme psycho-logie.

 

 

Peut-on considérer des invariants ?

 

Dans toutes cette diversité des épistémologies comme des pratiques, peut-on néanmoins décrire des invariants ?

Il faudrait le faire, non seulement pour satisfaire une curiosité théorique et avancer dans le savoir sur la psychologie, mais aussi pour répondre aux attaques incessantes dont la profession de psychologue est l’objet, attaques justifiées, en partie seulement, par la non-homogénéité des formations, des pratiques, la non-organisation supposée de la profession qui échappe de fait au puissant désir de contrôle politique affiché par certains.

 

La psychologie appartient aux sciences humaines

 

Un premier invariant est l’appartenance de la psychologie, dans toutes ses formes et toutes ses variations, au champ des sciences humaines (et sociales). Il y a là un ancrage transversal essentiel.

Il est arrivé plus d’une fois que d’autres champs tentent de s’annexer une part de la psychologie. Et c’est le cas bien sûr par exemple de la médecine à l’égard de la part de la psychologie qui recouvre le champ du soin – non pas de la « santé », mais du « soin ». Et cela est tout à fait d’actualité, et motive nombre de combats dans lesquels sont engagés les psychologues. Les psychologues ne sont pas des paramédicaux. La santé mentale n’est pas qu’une affaire de médecine, elle est aussi une affaire d’humanité, et les sciences humaines (et sociales) ont toute leur place et leur part dans la prise en compte de la souffrance psychique, à côté de la science médicale, et sans nul besoin de lui être inféodée. Les souffrances psychiques, par ailleurs, ne sont pas toujours et pas en soi des maladies, même si elles sont très intenses, elles font partie de la condition humaine. Et enfin, les logiques et les principes du soin psychique sont pour une grande part inverses à celles de la médecine. Bref, l’accès libre et direct aux psychologues est essentiel et doit être clairement défendu et garanti.

 

Le titre de psychologue : une protection et une complication

 

Un autre invariant est le titre de psychologue, protégé par la loi. C’est encore un point essentiel. C’est aussi un point problématique. La loi parle de l’« usage professionnel du titre de psychologue, accompagné ou non d’un qualificatif »5, ou encore de l’« usage professionnel du titre de psychologue [suivi], le cas échéant, d’un qualificatif »6.

Autrement dit, le qualificatif est accessoire, annexe, il est une éventualité, il est peu important. Or le qualificatif est toujours bien plus important que le substantif. Le substantif n’est rien, l’adjectif est tout, disait Diderot7. On a imaginé que l’adjectif était subordonné au substantif, mais c’est une erreur, démontre Diderot. « Psychologie » est un terme vague, on l’a vu. Il doit être précisé par un ou des qualificatifs. Autrement le risque est grand de voir se développer des fantasmes de vision holistique, omnisciente et omnipotente, où tout serait dans tout, où tout psychologue pourrait être soignant, par exemple, ou autre – dès lors qu’il est psychologue et que l’adjectif associé à son titre est secondaire, de peu d’importance. Nombre d’ambiguïtés voire d’impostures relèvent d’une telle croyance.

 

 

La position psychologique, une position transdisciplinaire

 

Si l’on veut délimiter, circonscrire un invariant, il faudrait décrire ce que l’on pourrait appeler une « position psychologique », position interne qui traverserait toutes les spécialités et sous-spécialités de la psychologie. Cette position serait « transdisciplinaire » à l’intérieur de la psychologie.

J’ai fait un tel travail de modélisation pour la psychologie clinique et la psychanalyse, concernant la fonction soignante8, mais il faudrait le faire pour l’ensemble de la psychologie. J’ai défini la « position clinique » comme une position transdisciplinaire. Transdisciplinaire, non pas pluridisciplinaire, éventuellement interdisciplinaire, mais surtout transdisciplinaire.

La « position transdisciplinaire » est une position interne propre à chaque soignant, qui ne nécessite nullement d’être expert de toutes les disciplines ni même de les connaître, car elle est l’inverse d’une position omnipotente et omnisciente, et elle suppose au contraire humilité et humanisme – qualités mises en avant dans le manifeste pour la transdisciplinarité de Basarab Nicolescu et Edgar Morin9.

Les notions d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité s’opposent à celle de pluridisciplinarité. Par exemple, de nombreuses institutions et équipes soignantes revendiquent et s’organisent autour d’un fonctionnement pluridisciplinaire. Il est évidemment important et même essentiel de se mettre à plusieurs pour penser. Mais le travail pluridisciplinaire consiste souvent à mettre bout à bout les conclusions de chaque expert d’une discipline différente (psychologue, médecin, psychomotricien, orthophoniste, éducateur, etc.). Or, penser à plusieurs ne se réduit pas à mettre bout à bout des points de vue différents, là n’est pas la pensée. Et la pluridisciplinarité ne garantit pas la pensée. Le point de vue pluridisciplinaire recherche souvent la maîtrise toute-puissante. Il laisse penser que mettre bout à bout des points de vue différents donnera une vision totale, omnisciente de la situation. La toute-puissance démentie de chacun se réfugie dans la groupalité de l’ensemble, dans la pluridisciplinarité. Nombre de synthèses d’équipes, de décisions d’intervention, de conclusions quant à l’étiologie d’une pathologie ou quant à la démarche à suivre face à elle résultent d’une telle position pluridisciplinaire.

À la notion de « pluridisciplinarité » d’une équipe, d’une institution, je préfère celles de d’« interdisciplinarité », ou de « transdisciplinarité ».

L’interdisciplinarité rend compte de ce qui différencie les disciplines, les points de vue, de ce qui les conflictualise, mais elle rend compte aussi de ce qui les réunit, de ce qui les rassemble, de ce qui les fait tenir ensemble. La transdisciplinarité, quant à elle, rend compte de ce qui passe à travers les différences des disciplines, les particularités de chaque discipline, de ce qui les dépasse et les transcende. La transdisciplinarité concerne ce qui est essentiel dans la relation soignante, voire dans la relation humaine, et qui dépasse la spécificité de chaque discipline. La transdisciplinarité concerne l’invariant dans toutes les variations.

Le travail inter ou transdisciplinaire suppose une humilité de chacun, reconnue, tolérée, partagée. L’essentiel de la relation de soin, comme de la relation humaine, n’appartient ni à une discipline ni à un ensemble de disciplines complémentaires, mais dépasse chaque discipline, ou se situe à l’entrecroisement des disciplines. Seul un point de vue inter ou transdisciplinaire peut contenir les conflictualités nécessairement générées par des points de vue différents, contradictoires, et peut rendre ces conflictualités créatrices, peut protéger du risque de fourvoiement dans l’omnipotence idéologique, tentation légitime du fait de l’impuissance à laquelle confrontent nombre de situations cliniques.

L’approche transdisciplinaire s’oppose aussi à l’approche intégrative qui correspond à une intégration de points de vue pluridisciplinaires et complémentaires. Là n’est pas l’essence de la transdisciplinarité, laquelle correspond, pour reprendre une métaphore musicale, à ce que produit un orchestre composé de multiples instruments : le passage de la cacophonie à la musique. Le travail de soin, pour l’ensemble d’une équipe comme pour chacun des soignants, consiste à passer de la cacophonie pluridisciplinaire à la musique transdisciplinaire.

Je rappelle toujours qu’un exemple paradigmatique, prototypique, de transdisciplinarité est la parentalité. La parentalité est foncièrement transdisciplinaire, le parent est à toutes les places, à la frontière de toutes les disciplines. Les fonctions qui dans une institution sont distribuées sur plusieurs personnes – et cela est très suspect si l’une d’entre elles se retrouve à en assumer plusieurs – sont dans une famille, dans la réalité quotidienne, dans la « vraie vie », toutes condensées sur une ou deux personnes : les parents. Le parent est à la fois éducateur (il doit aider l’enfant à tenir compte de la réalité, à s’adapter au monde), il est pédagogue (il doit enseigner, apprendre des savoirs à l’enfant), il est psychothérapeute (il doit tenir compte de la vie subjective, affective de l’enfant), il est gestionnaire administratif (il doit tenir compte de la réalité financière), etc. Et lorsque l’enfant lui adresse une demande (« Je veux que tu m’achètes ceci » ; « Je veux faire telle activité »), le parent, avant de lui répondre, doit faire une « réunion de synthèse » à l’intérieur de lui, et se demander ce qu’il en est de l’intérêt de cette chose que demande l’enfant du point de vue de son éducation, du point de vue de ce que cela va lui apprendre, du point de vue de ses désirs et de son affectivité, du point de vue du budget que cela nécessite, etc. La parentalité condense l’ensemble de ces fonctions. Elle est nécessairement « transdisciplinaire ». Elle est un exemple typique, prototypique, paradigmatique de transdisciplinarité.

Et on peut dire que chaque profession est toujours d’une certaine manière transdisciplinaire. Chaque profession a besoin de nombreuses disciplines scientifiques. La psychologie a besoin de la sociologie, de l’ethnologie, de la biologie, etc., et vice versa. Mais l’approche transdisciplinaire ne se contente pas et ne se résume pas à une juxtaposition ni même à une articulation des disciplines, elle recherche l’essentiel qui traverse l’ensemble des disciplines.

Il faudrait faire ce travail de repérage, de dégagement de l’essentiel, du cœur de la psychologie, du dénominateur commun, des invariants, en considérant ce qu’on pourrait appeler une « position psychologique ». Un tel travail pourrait être fait également pour chacune des sous-disciplines ou spécialités de la psychologie.

Sur cette idée d’une position psychologique en tant que position transdisciplinaire, et sur l’importance de considérer une telle position, je citerai Etienne Klein10, le physicien – spécialiste de physique quantique – et philosophe des sciences, parlant d’Einstein. Einstein, obéissant au principe fondateur de sa théorie dite « de la relativité », qui est en fait non pas une théorie de la relativité mais une « théorie des invariants » (Einstein déplorait en effet les termes « théorie de la relativité », et protesta pour qu’on les remplace par « théorie des invariants », car la théorie de la relativité est surtout une théorie des invariances : invariance de la vitesse de la lumière, quel que soit le référentiel, indépendance des lois physiques par rapport au point de vue de l’observateur), Einstein, donc, ne cessait de répéter que « les coordonnées n’ont pas de sens physique, tous les systèmes de repérage dans l’espace-temps sont équivalents11 ». Autrement dit, comme l’écrit Étienne Klein, « aucun système de coordonnées ne peut être considéré comme "spécial", fondamentalement différent des autres. Cette "invariance par difféomorphisme" (ainsi a-t-elle été nommée) invite à considérer que ce qui se passe dans l’espace-temps est finalement plus essentiel que le mode de description de l’espace-temps lui-même, toujours arbitraire » (Étienne Klein, 2016, p. 231).

On peut tout à fait appliquer une telle réflexion à nos disciplines, à nos variétés de psychologies, à nos manières, toujours arbitraires, de décrire le monde.

 

 

La fonction sociale et politique de la psychologie

 

Je rappelais précédemment les propos d’Alain-Noël Henri, considérant qu’au bout du compte, la psychologie n’existe peut-être pas. Elle n’existe, dit-il, que par la requête sociale qui lui est adressée. Je dirai qu’elle existe essentiellement par cette requête sociale, et j’ajouterai qu’elle a une fonction sociale, voire une fonction politique. Et on peut considérer qu’il s’agit là de l’un de ses invariants.

 

Fonction sociale

 

La psychologie, on le sait, attire un nombre considérable d’étudiants. Elle est, avec le droit, la discipline qui attire le plus les étudiants. Un récent sondage du site Top-métiers12, réalisé auprès de 10 000 personnes ayant participé à un bilan de compétence, révèle que le métier préféré des français est… psychologue ! (les pauvres, ils ne connaissent pas la réalité des conditions de pratique !). C’est cette attraction qui rend compte de la fonction sociale de la psychologie. Au-delà de l’idéalisation dont elle fait l’objet, les jeunes étudiants imaginant devenir experts en profondeur de l’esprit humain, profilers aux côtés des policiers traquant les tueurs en série, la psychologie répond à un besoin de compréhension de ce qui fait l’humanité. En tant que science « humaine », elle est au service des questions existentielles attachées à la condition humaine.

Ce sont non seulement les jeunes étudiants mais aussi les « vieux » étudiants qui ont besoin de la psychologie. À l’université Lyon 2, par exemple, tant qu’on restait maîtres de la transmission et que l’on pouvait être inventifs, créatifs quant aux dispositifs de formation, l’âge moyen des étudiants en psychologie clinique était de 40 ans. Plus de la moitié étaient en situation professionnelle, pour l’immense majorité dans le champ du social, du soin, de l’éducation, et étaient en reprise d’études (il en a été ainsi les vingt dernières années ; dorénavant, avec la standardisation et l’uniformisation imposées, qui ont des effets dans la formation qui s’accordent mal avec la reprise d’études, je ne sais pas si les statistiques seront les mêmes). Les praticiens, quels qu’ils soient, ont besoin de la psychologie, pour leur pratique, sans forcément devenir psychologues. Et tout le monde a besoin de la psychologie, dans la vie quotidienne, pour soi-même, pour les liens avec les autres.

Les universités (les écoles de psychologues aussi) supportent cette fonction sociale en dispensant des formations à la psychologie. Mais les universités (et les écoles) non seulement forment à la psychologie mais forment aussi des psychologues, des psychologues praticiens, des psychologues professionnels. Et il conviendrait de distinguer les deux, en portant la formation professionnelle, la formation des psychologues, à un niveau de 3e cycle, comme cela était le cas avant le passage en 2004 au système LMD13, passage au cours duquel le « grade » de psychologue a rétrogradé, a régressé au niveau d’un 2e cycle – sans réaction de la profession ni de la communauté universitaire, ce qui n’aurait jamais dû arriver. Il faudrait réouvrir le Master à tous, à tous ceux qui ont besoin ou qui souhaitent une formation à la psychologie, et porter la formation de psychologue à un niveau Doctorat, comme beaucoup d’organisations le demandent, ce qui revaloriserait la profession qui en a grandement besoin.

À propos de la formation professionnelle, il faut souligner que l’activité de formation professionnelle n’est pas valorisée à l’université. C’est la recherche – avec un grand « Air » – qui est noble, pas la formation professionnelle. Si un universitaire écrit de nombreux ouvrages utiles aux praticiens et largement diffusés, cela n’a quasiment aucun impact sur sa carrière. Si par contre il écrit un article de quatre pages publié en anglais (même approximatif) dans une revue « scientifique » américaine que personne ne connaît et personne ne lit, alors il est considéré comme un excellent universitaire méritant des crédits et des avancements.

La recherche fait partie de la pratique, évidemment, mais la survalorisation de la recherche éloigne malheureusement des réalités de terrain et des enjeux politiques au cœur desquels la psychologie se retrouve régulièrement. Non seulement la pratique de recherche sacrifie souvent l’approche praticienne, car ses logiques sont contradictoires avec celle de la pratique – de la pratique de soin, par exemple –, mais la valeur heuristique des travaux de recherche, à quelque niveau que ce soit, est souvent discutable, lorsque la psychologie cherche à se parer des stigmates de la scientificité, lorsqu’elle se soumet aux modèles dominants de la science, et qu’elle ne fait alors souvent que singer la science.

Je rappelais précédemment et je rappelle souvent que la psychologie est une science « humaine ». Elle est une science humaine et elle ne doit pas chercher à imiter des sciences devant lesquelles elle ne sera jamais à la hauteur. La psychologie ne sera jamais l’astrophysique, ni la science des particules. Elle doit garder et cultiver ce qu’elle a d’humain, d’humblement humain, c’est ce qui fait sa richesse.

Mais dans les sociétés industrielles, et avec maintenant le néolibéralisme et le technicisme qui les accompagnent, la « science » – la vraie, celle supposée « dire le vrai » – est une figure du savoir sacralisé, et les universités, entre autres, sont là pour garantir ce savoir sacralisé. Elles le fabriquent industriellement et le distribuent par bribes dans un « marché » régi par les logiques néolibérales et dont les acteurs qui ont le pouvoir usent de ce dernier pour assurer la population que le salut réside dans la croyance en la « science ». Ce ne sont pas les scientifiques, les chercheurs qui sont en cause, mais ce que le discours social fait de leur science. Si un expert apparaît en blouse blanche, si de plus son titre contient le terme « neuro », et si son discours est compatible avec l’idéologie dominante, il est alors supposé dire le vrai et utilisé pour dicter les « bonnes pratiques ». C’est ainsi par exemple qu’un ministre de la santé a pu se permettre de prescrire les pratiques des psychologues s’occupant de tel ou tel trouble, par un simple arrêté, en s’appuyant sur des publications américaines choisies et en ignorant le reste, et cela même si le rapporteur public a conclu, suite aux différents recours déposés contre de tels arrêtés, à l’incompétence du ministre pour prendre de telles mesures.

 

Fonction politique

 

La psychologie et les psychologues ont de fait non seulement une fonction sociale, mais une fonction politique. La psychologie est garante non seulement de la « dimension psychique de la personne », comme l’énonce le code de déontologie que j’évoquais précédemment, elle est garante – elle devrait être garante – de l’humanité et de la subjectivité des sujets citoyens. Elle est garante de l’humanité et de la subjectivité dans la cité. Elle doit de ce fait résister à la violence politique que représente le mouvement de désubjectivation.

La psychologie est liée au politique dès lors qu’elle s’occupe du soin, de l’éducation, du travail, de la justice et autres. Elle suppose une représentation de la souffrance, du développement, des liens aux autres, du rapport au corps et au social, et une prise en compte des représentations sociales attachées à ces différents aspects, des représentations sociales de l’état de « normalité » et des déviances par rapport à toutes sortes de normes. Elle transmet par ailleurs une représentation privée de la normalité et des déviances dans tous les domaines dont elle s’occupe. L’acte du psychologue, son acte de parole, est un acte politique.

Elle est liée au politique car le lien aux sujets dont elle s’occupe est un lien social. Il suppose une conception de l’altérité, et une représentation des liens sociaux, familiaux, des liens dans la cité, dans la « vraie vie ». Le psychologue qui écoute son patient, par exemple – mais il en est de même si l’autre n’est pas un patient mais une personne dont s’occupe et se préoccupe le psychologue –, ne peut pas ne pas entendre la réalité des liens qui l’unissent aux autres, et pas seulement aux autres dans son entourage familial (cela en général tout le monde le fait, avec des variantes), mais aux autres dans la vie collective, dans le monde, au risque sinon d’être sourd aux souffrances liées à ces liens concrets. Et dans la composition de ce qu’on peut appeler son « contre-transfert » (au sens large du terme, quel que soit le type de lien entre le praticien et la personne dont il s’occupe), entreront en jeu nécessairement ses propres liens à lui dans la cité, son inscription et ses modalités d’inscription dans la vie collective de la cité.

La psychologie est liée au politique car elle est « impactée » par le politique. Les représentations sociales organisant ou infiltrant la vie dans la cité, le « politique », au sujet de la santé, de la maladie, de la psychiatrie, de l’éducation, du travail, de la justice, des services publics… ont un impact indéniable sur les pratiques et les conceptions de la mission des psychologues, et peuvent avoir des effets de dérive, des effets de violence dans les pratiques, ou des effets de désidéalisation, de désimplication. La violence actuelle que subit la profession de psychologue, par exemple, ne peut pas ne pas avoir d’impact sur la manière dont pratique concrètement chaque psychologue, sur sa façon d’être présent dans ses liens aux autres.

La psychologie est politique aussi lorsque elle concerne le soin psychique, et d’autant plus si elle se réfère à la psychanalyse, car elle est alors inévitablement subversive, dans la mesure où elle considère que le sujet n’est pas égal à lui-même, que son discours n’est pas réductible à son énoncé, que ses motivations sont toujours complexes, sont le fruit de conflictualités et de compromis de toutes sortes, avec des désirs inavoués à lui-même et souvent peu nobles malgré les volontés conscientes affichées.

La psychologie est politique car elle est garante de la subjectivité. Elle est, comme le dit mon ami Roland Gori de la psychanalyse14 – mais on peut le dire aussi de la psychologie, et d’autant plus lorsqu’elle se réfère à la psychanalyse –, un « antidote » face aux dérives politiques, sous formes notamment de « religion du marché ». Didier Anzieu, l’un de mes maîtres, qui avait œuvré en son temps pour la reconnaissance de la profession de psychologue, notait il y a déjà très longtemps, dans les années soixante-dix15, combien la psychanalyse – mais on peut encore dire la même chose de la psychologie –, dans sa pratique même, constitue « une critique silencieuse et une résistance active à certaines aberrations de la civilisation industrielle » (1976, p. 263).

La psychologie doit s’opposer à la violence de la désubjectivation, voire lutter contre.Le rouleau compresseur de la désubjectivation écrase tout le champ social. La désubjectivation est partout. Elle est une violence sociale et politique. La désubjectivation peut d’ailleurs être considérée comme la définition même de la violence : il y a des écarts considérables entre les situations de violence, mais ce qui les réunit toutes, quelles qu’elles soient, c’est la désubjectivation, la non-prise en compte de la subjectivité du sujet ou l’intrusion dans l’espace intime de sa subjectivité.

Et la désubjectivation s’observe dans la vie de tous les jours. L’expansion actuelle de l’intelligence artificielle en est un symptôme. La conception scientiste de l’être humain, l’idée que nous ne sommes pas un sujet avec une histoire mais que nous ne sommes que la somme de nos compétences cérébrales et comportementales, en est un autre. La conception techniciste et technocratique des pratiques sociales, comme les pratiques de soin, d’éducation, de justice et autres, sont encore d’autres symptôme de la désubjectivation en marche. Ce ne sont pas les progrès techniques qui sont en cause, et qui sont salutaires pour l’humanité, c’est la pensée technique, la langue technique, comme le dit Roland Gori16, au service de l’économie de marché.

Nous devons rester vigilants, protéger la profession, voire nous battre car les technocrates décident pour nous et sans nous.

Les psychologues ont un peu l’habitude d’ignorer le politique. Nous ne devons jamais l’ignorer, car le politique, lui, ne nous ignore pas. Le néolibéralisme produit des savoirs « scientifiques » et des discours positivistes qui le justifient. La psychologie, lorsqu’elle essaie de se mesurer à l’étalon de ces discours, pour garder une place, y perd son âme. Elle se retrouve dans un paradoxe, une impasse : garder son éthique et disparaître ou se soumettre et se perdre.

Et les universités (comme les écoles de psychologues) doivent jouer leur rôle dans cette vigilance, voire dans ce combat. Elles doivent veiller à maintenir, à garantir non seulement la pluralité des approches, mais l’humanité de la psychologie.

1Dans le film Roland Gori. Une époque sans esprit (réalisateur Xavier Gayan, a.p.r.e.s édition, 2021).

2 Mercader P., Henri A.-N. et al. (2004), La Formation en psychologie : filiation bâtarde, transmission troublée, Lyon, PUL

3 Lagache D. (1949), L’Unité de la psychologie, deuxième édition augmentée, Paris, PUF, 1969.

4 https://www.codededeontologiedespsychologues.fr/Code-de-Deontologie-des.html

5Loi n° 85-772 du 25 juillet 1985.

6Décret n°90-255 du 22 mars 1990.

7 Diderot D. (1751), Lettre sur les sourds et muets, Paris,Flammarion, 2000.

8 Ciccone A. (2014), La Psychanalyse à l’épreuve du bébé. Fondements de la position clinique, deuxième édition augmentée, Paris, Dunod ; Ciccone A. et al. (2018), Aux frontières de la psychanalyse. Soin psychique et transdisciplinarité, Paris, Dunod ; Ciccone A. (2022), « La position transdisciplinaire : une position humaniste, éthique et soignante », Le Divan familial, n° 48, p. 31-43 ; Ciccone A. (2022), « La position psychanalytique : une position transdisciplinaire et politique », Filigrane, vol. 30, n° 2, p. 9-29.

9 Cf. Nicolescu B. (1996), La Transdisciplinarité – Manifeste, Monaco, Éditions du Rocher.

 

10 Klein É. (2016), Le pays qu’habitait Albert Einstein, Arles, Actes Sud.

11 Einstein, cité par Étienne Klein (2016, p. 230).

12 Cf. emploi.lefigaro.fr, publication du 24 janvier 2024.

13 Licence, Master, Doctorat.

14 Gori R. (2010), De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Paris, Denoël.

15 Anzieu D. (1976), « Devenir psychanalyste aujourd’hui », inLe Travail de l’Inconscient. Textes choisis, présentés et annotés par René Kaës, Paris, Dunod, 2009, p. 232-265.

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération