La démocratie, une affaire de soin. Par Roland Gori

Trbune de Roland Gori dans Libération

Pour le psychanalyste Roland Gori, renier nos fragilités revient à intensifier les souffrances individuelles et collectives.

 

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Winnicott est de tous les psychanalystes celui qui a donné de la démocratie la plus belle et la plus forte définition. Elle serait une « extension politique de la facilitation familiale » du soin, du holding que l’environnement prodigue à la fragilité humaine du début de la vie. Ainsi conçue la démocratie serait le prolongement de l’Autre secourable que le petit homme rencontre dès son arrivée dans le monde en réponse à son besoin de dépendance qu’engendre son état de prématurité. L’humain est de toutes les espèces celle dont l’enfance est la plus longue, celle qui demeure le plus longtemps inadaptée à la survie sans la présence d’autrui. Paradoxalement, c’est de cette dépendance que proviennent la liberté de l’espèce, « son pouvoir d’agir », son souci de justice, l’invention de sa culture et de ses techniques.

Confiance et dépendance

D’où vient cette « préoccupation maternelle primaire » qui conduit l’environnement familial et social à accueillir la dépendance de cet être précaire qu’est le nourrisson et à y répondre en s’adaptant à ses besoins ? Si ce n’est des « identifications croisées » par le jeu desquelles la vulnérabilité de l’un réveille celle de l’autre pour mieux apprendre aux deux à prendre soin, prendre soin de soi et de l’autre. La rencontre d’une confiance avec une dépendance est au cœur de la relation thérapeutique, au centre de toutes les situations de misère sociale, au carrefour de tous les drames de l’existence, de tous les dénuements biologiques, psychologiques et sociaux. Les situations de détresse exigent un Autre, des autres fiables, capables de procurer l’indispensable holding. C’est bien pourquoi la place qu’une société accorde à cette dimension du care est fondamentalement politique. La place du soin dans les pratiques professionnelles de santé se révèle un indicatif significatif de la manière dont une société traite les plus vulnérables de ses membres.

Utilitarisme monstrueux

Dans une société addict à la force et à la performance, les valeurs d’humanisation contenues dans nos vulnérabilités sont délaissées, méprisées, déniées. Il s’ensuit que les soignants eux-mêmes en oubliant de prendre soin, empêchés qu’ils sont de pouvoir dépasser la dimension instrumentale, technique et quantifiée de leurs fonctions « risquent de causer beaucoup de souffrance sans le savoir » (Winnicott). Souffrances singulières du malade, de l’enfant, du vieillard, des « gens de peu », souffrance collective aussi de et dans la démocratie. Avec la perte de la capacité de dépendre et celle de contenir l’angoisse et la peur par le soin, la gratitude, la confiance, le souci de justice, le sentiment de sécurité passent à la trappe. Ce que l’on appelle parfois, et un peu vite, empathie n’est que la conséquence de cette capacité de s’identifier au plus fragile. Identification sans laquelle règne un utilitarisme monstrueux qui exploite la nature comme l’humain. La santé est un problème écologique dans un sens plus étendu que celui que l’on donne habituellement à ce mot.

Cette « préoccupation thérapeutique primaire » qu’est le temps du soin risque de se voir effacée par les prodigieuses découvertes des machines algorithmiques de notre e-santé. Ce n’est pas la faute des machines numériques si leur progrès nous rend moins humains, mais la conséquence d’une manière politique et éthique de gouverner les autres et de se gouverner soi-même. La vie démocratique et les savoirs pratiques des professions de santé dégénèrent en « mal-praxis », comme les nommait Winnicott, lorsque nous oublions la fonction première des identifications dans le traitement des états de dénuement. La démocratie s’enracine originairement dans ce soin que nous portons à l’autre dont la précarité reflète en miroir la nôtre. Celle que nous feignons d’oublier dans le champ de course des activités efficaces. Quelques éclats de cette éternelle puissance créatrice de la fragilité et du soin qu’elle exige illuminent les moments d’amour, d’amitié, d’art, d’éthique… et, parfois, de politique.

Roland Gori Psychanalyste

Par Roland Gori, à lire dans Libération