L'école déclasse

Article de Luc Boltanski, paru dans Le Monde, à propos du livre "La nouvelle école capitaliste", de Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux.

Que l'école serve le capitalisme, ce n'est pas vraiment un scoop. Cette idée a été au centre, particulièrement dans la décennie 1965-1975, d'une série de recherches importantes. Cela avant que la critique des inégalités scolaires ne soit, au cours des années 1980-1990, mise au placard des vieilleries marxisantes par la pensée anti-68. L'ouvrage dirigé par Christian Laval doit relever deux défis : d'une part, montrer en quoi l'école capitaliste d'aujourd'hui se différencie de l'école capitaliste d'hier ; d'autre part, critiquer l'école qui se met actuellement en place sans idéaliser l'ancienne "école républicaine". En effet, aucun domaine n'est aussi fortement imprégné, aujourd'hui, de "républicanisme", que l'école. L'idéologie néorépublicaine, ce poison qui est en train d'envahir la pensée française, de l'extrême gauche à l'extrême droite, avec ses relents de xénophobie, de moralisme et de nationalisme, ne se nourrit-elle pas, elle aussi, de la dénonciation, au moins verbale, du "capitalisme" ? Les auteurs se tirent plus ou moins bien de ces deux difficultés.

"Princesse de Clèves"

L'ouvrage offre un bilan bien informé et minutieux des mesures qui ont progressivement changé les contours de l'école. On peut donc le lire comme une sorte de vade-mecum, clair et documenté, du néolibéralisme contemporain.

On y apprend que le tournant néolibéral de l'éducation s'est opéré non par l'intermédiaire de décisions fracassantes, susceptibles de susciter des mobilisations d'envergure (ce qu'aurait été, par exemple, l'instauration d'une "sélection" à l'entrée dans l'université), mais par le truchement d'une multiplicité de mesures parcellaires, apparemment strictement techniques ou budgétaires. Cela conformément à la logique du "réformisme incrémental" qui inspire les nouvelles formes de gouvernance au temps de "l'Etat managérial" : ne pas "supprimer ce qui existe déjà" mais "rendre caduque" l'ancien état de choses, et imposer des "situations irréversibles" pour "neutraliser les résistances", comme le conseillent les économistes Philippe Aghion et Elie Cohen dans un rapport de 2004 cité par l'ouvrage. Parmi ces mesures, il faut mettre au premier plan celles qui concernent les modes d'évaluation et de sélection, non seulement des élèves, mais aussi des enseignants, des établissements scolaires (assimilés à de quasi-entreprises dirigées par des "patrons"), des cursus, des chercheurs, des laboratoires, des universités, etc. Elles reposent sur un usage abusif de critères quantitatifs et sur la publication de palmarès qui sont censés stimuler la concurrence, conçue comme une sorte de lutte de tous contre tous.

Comme le soulignent les auteurs, la mise en place de ces mesures, associées à un "système de punitions et de récompenses" individuelles, va également de pair avec des techniques de contrôle tracassières qui réduisent considérablement l'autonomie dont disposaient les enseignants et les chercheurs dans la détermination de leurs méthodes de travail et dans l'interprétation des cadres réglementaires. L'application des procédures de management venues de l'entreprise n'a pas eu seulement des objectifs d'économies budgétaires. Elle a cherché aussi à casser les solidarités, les valeurs et les cultures de métiers qui conféraient aux professionnels de l'éducation, de la culture, de la santé ou du travail social un pouvoir de résistance face aux volontés administratives et politiques.

La question de la sélection est bien sûr centrale. Dans l'ancienne école capitaliste, elle reposait sur l'appréciation, implicite ou explicite, d'aptitudes et de manières d'être qui étaient transmises, pour une large part, par l'éducation familiale. Pour le dire vite, les dispositions et les savoirs que privilégiait l'école étaient ceux dont bénéficiaient les enfants de la bourgeoisie. On pouvait donc parler d'une "école de classe". Ces qualités intellectuelles et humaines jouaient un rôle central dans l'accès aux positions privilégiées. Mais leurs fonctions utilitaires étaient recouvertes par le dogme de l'amour gratuit du savoir. A l'inverse, pour la nouvelle école capitaliste, la "connaissance" n'est qu'un "capital" de "compétences", de "savoir-faire" et de "savoir-être" appréciés à l'aune des profits que l'on peut en attendre. A la culture des humanités, désormais considérée comme un luxe inutile (voire ridicule), elle tend à substituer une autre culture, transmise par les écoles d'ingénieurs et surtout de commerce. Dans ce contexte, La Princesse de Clèves, emblème, il n'y a pas si longtemps, de la "culture bourgeoise", s'est transmué en symbole de la lutte contre la marchandisation de l'enseignement. Bref, sauf à considérer que les sociologues critiques des années 1970 s'étaient fourvoyés (ce que ne font pas les auteurs), sans doute faut-il reconnaître qu'à une certaine école de classe s'est substituée une autre école de classe.

 

Les premières victimes

Or l'ouvrage n'échappe pas toujours au risque du "c'était mieux avant". Par exemple lorsqu'il oppose "l'Etat managérial" actuel à l'ancien "Etat social et éducateur". Cette difficulté est précisément celle à laquelle Marx, auquel il est souvent fait référence ici, a su échapper : il a évité de s'appuyer sur les valeurs de la société traditionnelle et patriarcale pour critiquer le capitaliste en train de s'établir.

Pour conclure, l'école joue toujours un rôle central dans le maintien des inégalités sociales, et cela plus brutalement encore au cours des cinq décennies qui viennent de s'écouler. Mais elle le fait différemment et au profit de groupes différents. Outre les enfants des classes populaires et, particulièrement, des familles "issues de l'immigration" qui en sont les premières victimes, les nouvelles formes de sélection peuvent aussi défavoriser ceux qui appartiennent à ce que l'on appelait la "bourgeoisie", ou la "petite bourgeoisie", ou les "classes moyennes" - comme vous voulez. Particulièrement, des classes moyennes qui avaient foi dans l'Etat, et dont les enseignants étaient, en quelque sorte, l'avant-garde.

En revanche, cette culture marchande donne, plus que jamais, un avantage souverain aux enfants de la classe dominante (scolarisés, dans leur grande majorité, dans des écoles privées). Comme si la frontière séparant les vrais privilégiés des autres s'était déplacée vers le haut. En ce sens, les changements qui affectent l'école sont peut-être, à la fois, les facteurs et les symptômes d'un changement profond de la structure des classes sociales. Mais, pour s'engager plus avant dans l'analyse de ce processus, il aurait fallu que les auteurs parviennent à se libérer, avec plus de détermination, du fantasme de l'Etat "éducateur", "social" et, finalement, "libérateur" et "juste". Peut-être est-il trop tôt pour le faire. Peut-être l'essentiel est-il aujourd'hui d'offrir à un large public (cultivé) des faits et des arguments susceptibles de nourrir son indignation, ce que les auteurs font avec maestria. Alors, avec eux, indignons-nous. Il y a vraiment de quoi.


LA NOUVELLE ECOLE CAPITALISTE de Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux. La Découverte, "Sciences humaines", 274 p., 19,50 €.

Luc Boltanski, sociologue

Par Roland Gori, à lire dans Libération