Il nous faudra d’autres manières de donner 
de la valeur à nos métiers et à nos vies

Un article de Roland Gori dans l'Humanité du 30 mars 2012.

«Vite la VIe République ». C’est un beau programme. Mais que serait cette nouvelle République sans un changement profond des valeurs qui nous font vivre ensemble ? Comment redonner confiance à des femmes et à des hommes chez qui l’angoisse de l’avenir a remplacé l’espoir du lendemain ? Comment réinventer une démocratie républicaine garantissant la séparation des pouvoirs au sommet de l’État sans réaliser la même réforme au niveau des champs professionnels ?

À la suite de Jaurès je pense qu’il ne saurait y avoir d’émancipation sociale et politique sans émancipation culturelle. Et il n’y aura pas d’émancipation culturelle sans sortie de cette religion du marché qui nous prescrit de vivre selon un certain rituel dans tous les actes de notre existence. C’est sur le modèle d’un humain « en miettes », fragmenté, isolé des autres, instrumentalisé, rationalisé et technique, que les nouvelles formes de l’évaluation modèlent et recomposent tous nos métiers, métiers du bien commun, métiers du soin, de l’éducation, de la recherche, de la justice, de l’information ou de la culture. Ces métiers, ceux qui ont pris l’initiative de l’Appel des appels, subissent aujourd’hui ce mouvement de prolétarisation que le capitalisme impose depuis le début de son histoire et sous toutes ses formes à l’organisation du travail dans les chaînes de la production industrielle. En imposant aux professionnels une nouvelle manière de penser leurs pratiques, en les obligeant à penser leurs services comme des produits financiers, le pouvoir n’évalue les moyens que pour mieux ignorer les finalités et le sens des métiers.

Pour parvenir à cette prolétarisation des esprits autant que des services le pouvoir a mis en place des agences de notation diverses et variées, à l’image de celles qui sont en œuvre sur les marchés financiers, des agences de notation de la maternelle à l’université, des services sociaux aux hôpitaux, des secteurs de l’information à ceux de la culture, des tribunaux aux services de police. C’est par ce dispositif qui confond valeur et notation, par cette dictature des chiffres qui donne une fausse légitimité aux donneurs d’ordres, que le nouvel art de gouverner confisque aux professionnels leur savoir-faire et détruit la dimension artisanale de leurs métiers. Le mode d’emploi de la machine numérique a remplacé le jugement, la pensée et la décision du travailleur se trouvent confisquées par les procédures. C’est la définition même que Marx donne du prolétaire : l’ouvrier est devenu un prolétaire quand son savoir et son savoir-faire sont passés dans la machine.

Il faut réinsérer la République dans les instances et les dispositifs des métiers. Il faut que la démocratisation des instances de gouvernement d’une nouvelle République « descende » aussi sur les lieux de pouvoir et de décision de nos métiers. Faute de quoi la démocratie continuerait à être confisquée par la technocratie, ne laissant au citoyen désubjectivé et dépolitisé que les consolations de la société du spectacle et de la démocratie d’opinion. Cette prolétarisation des esprits et de l’intelligence collective qui permet l’hégémonie culturelle du capitalisme financier et de sa religion du marché atteint la parole politique elle-même : perte du sens des mots, perte de substance des discours, de leurs histoires et de leurs références. Quand on perd le sens des mots, on perd le monde commun, et quand on perd le monde commun, on devient fou et on perd les valeurs partagées. Lâcher la démocratie pour l’ombre de l’opinion, c’est s’inscrire dans une logique d’Audimat où se perdent les valeurs de l’engagement et de la responsabilité.

C’est la raison pour laquelle il n’y aura de nouvelle République, la VIe, que si on place les valeurs au centre des dispositifs de la société, que si on place la culture, l’éducation, la justice au centre du vivre-ensemble, en évitant la prolétarisation de la parole publique comme celle du citoyen ordinaire. Il nous faudra déconstruire des dispositifs tyranniques de la servitude volontaire. Il nous faudra d’autres manières de donner de la valeur à nos métiers et à nos vies, des manières démocratiques, républicaines et humanistes. Je dirai, en plagiant Jaurès, qu’il nous faudra éviter le piège de projeter « sur la société future l’ombre de la société actuelle ».

Roland Gori

Par Roland Gori, à lire dans Libération