Françoise Dolto prend l’enfance à cœur

Une anthologie réunit les écrits de la psychanalyste, morte il y a trente-cinq ans, consacrés aux enfants. C’est l’occasion de revenir sur le parcours et le travail d’une femme exceptionnelle. 

Par Elisabeth Roudinesco (Historienne et collaboratrice du « Monde des livres ») , dans le journal "Le Monde"

Voilà donc réunis les textes de ­Françoise Dolto (1908-1988) sur l’enfance : quatre livres majeurs – Psychanalyse et pédiatrie (1971), Le Cas Dominique (1971), Au jeu du désir (1981), L’Image inconsciente du corps (1984) – et une cinquantaine d’articles, d’entretiens, séminaires, ainsi que des dessins accompagnés de commen­taires. Ne manque à cet ensemble, intitulé Les Voix de l’enfance, que les trois volumes d’une passionnante correspondance publiée entre 2001 et 2005 (Gallimard).

Figure populaire de l’histoire française de la psychanalyse, Françoise Dolto (née Marette) consacra sa vie à la cause des ­enfants. Elle savait leur parler dans des émissions radiophoniques où jamais elle n’employait un vocabulaire bébête ou vulgaire, s’exprimant dans une langue magnifiquement articulée qui rappelait celle des acteurs des films de Jean Renoir. Sans donner de recettes, elle militait pour que l’on s’adressât aux enfants comme à des êtres de langage, fondant son autorité sur la justesse d’une parole plutôt que sur des règles disciplinaires. Aussi joua-t-elle un rôle considérable en France, en réussissant à faire passer la culture et la clinique freudiennes auprès d’un large public. Retour sur son œuvre à travers quelques mots-clés.

Enfance

C’est le maître mot de sa vie, à commencer par sa propre enfance, à partir de laquelle elle construira son œuvre écrite et orale. Issue d’une famille de polytechniciens qui s’inspiraient de la lecture quotidienne de L’Action française, journal de Charles Maurras, penseur du « nationalisme intégral », elle reçut une éducation qui lui faisait croire que les choses sexuelles étaient répugnantes, que les « nègres » et les juifs étaient les ennemis de la patrie et que les femmes avaient pour seul destin de passer de l’état de vierges à celui de mères, sans avoir le droit d’accéder à une activité professionnelle ou intellectuelle.

C’est grâce à une cure psychanalytique avec René Laforgue (1894-1962) – menée entre février 1934 et mars 1937 –, qu’elle parvint à s’extirper de son milieu et à devenir médecin avec la ferme intention de réparer les méfaits d’une éducation qui l’avait menée au bord de la folie. Elle n’avait pas eu de relation sexuelle jusqu’à un âge avancé, tout en étant soupçonnée de « coucheries » par sa mère. Elle rejeta les aspects pathologiques de cette éducation, sans pour autant analyser les fondements de la pensée maurassienne qui avait façonné sa personnalité. Elle s’en éloigna à mesure qu’elle accédait à la vie professionnelle et amoureuse dont elle avait rêvé durant son adolescence.

Selon elle, un enfant était un être en construction dépendant de l’autorité des adultes, fût-elle défaillante. Dans son ­métier, elle se confronta à toutes sortes de maltraitances : enfants battus, abusés, fétichisés, réprimés ou simplement mal aimés. Aussi fallait-il analyser leurs souffrances pour qu’ils ne répètent pas inconsciemment, avec leurs propres enfants, les violences commises par leurs parents.

C’est dans cette perspective qu’en 1939, elle soutint, sous la houlette d’Edouard Pichon (1890-1940), grand clinicien de l’enfance, sa thèse de pédiatrie, qui sera publiée sous le titre Psychanalyse et pédiatrie. Dans les seize cas étudiés, soucieuse de transmettre les mots de l’enfant, elle n’employait pas de termes savants, préférant parler de « pipi au lit » que d’énurésie, ce qui n’était guère de mise dans le milieu médical. Trente ans plus tard, elle procéda de la même manière, dans Le Cas Dominique, pour raconter la cure de Dominique Bel, un adolescent phobique immergé dans un climat incestueux. Elle avait pris l’habitude de rédiger le contenu précis des séances afin de pouvoir transmettre un matériel clinique avec un maximum d’exactitude. Le résultat est époustouflant.

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Poupée-fleur

En 1949, elle exposa, devant ses collègues de la Société psychanalytique de Paris (SPP), le cas d’une fillette de 5 ans, Bernadette, atteinte d’anorexie et de névrose narcissique aiguë. Elle frappait son estomac et maltraitait ses jouets et ses poupées. Dolto lui demanda si elle accepterait une poupée-fleur. Réponse positive. Elle invita alors la mère à fabriquer une poupée dont le corps serait recouvert d’un tissu vert surmonté d’une marguerite à la place de la tête. Bernadette ­l’appellera Rosine et s’en servira comme ­support de l’agressivité qu’elle se portait à elle-même. Quelque temps plus tard, la fillette se sentit guérie.

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Sans le savoir, Dolto avait inventé l’« objet transitionnel », dont le psychanalyste anglais Donald Winnicott (1896-1971) donnera la définition en 1951 : jouet, peluche ou morceau de tissu permettant à l’enfant d’effectuer une transition entre la relation à la mère et le monde extérieur. Par la suite, surnommée le « doudou », la poupée-fleur sera utilisée à satiété par les cliniciens français, au point de devenir, sous toutes sortes de variantes, un objet de collection prisé par les praticiens de l’art-thérapie. Dolto, qui regardait les poupées comme des fétiches, a montré que tous les enfants ont besoin de posséder un tel objet à un moment de leur vie, et pas seulement ceux atteints d’une pathologie.

Dragons

Lors du même exposé de 1949, Jacques Lacan (1901-1981) intervint pour souligner que la poupée-fleur s’intégrait à ses propres travaux sur le stade du miroir, c’est-à-dire ce moment où l’enfant anticipe la maîtrise de son unité corporelle par la perception de son image. Dolto appellera ­ensuite « image inconsciente du corps » une représentation de celui-ci distincte du schéma cor­porel conscient. Elle connaissait ­Lacan depuis 1936, date à laquelle elle avait assisté à sa conférence sur cette question. Elle le regardait comme un enfant génial et narcissique marqué par une enfance difficile. Par la suite, elle forma avec lui, pendant trente ans, un couple cliniquement flamboyant : jamais l’un sans l’autre.

En 1953, lorsqu’il prononça à Rome son célèbre discours sur le langage et la parole (Ecrits, Seuil, 1966), elle lui donna la réplique en se désignant comme un petit dragon allant à la rencontre du grand dragon. La formule deviendra un schibboleth – mot de passe, ou ­signe d’appartenance – dans la communauté psychanalytique lacanienne, au point que Lacan et Dolto furent qualifiés d’hydre à deux têtes, lui plus paternel et elle plus maternelle. Les psychanalystes, on le sait, adorent les contes, les légendes, les chimères et les histoires d’enfants abandonnés qu’ils appellent « roman familial ». Aussi doués l’un que l’autre dans l’élucidation de la souffrance psychique, les deux dragons se complétaient à travers des échanges parfois spectaculaires et en s’aidant à mieux comprendre leurs patients respectifs. Dolto rédigeait des cas et Lacan, qui n’en publiait plus depuis 1945, les commentait. Issus tous les deux d’une famille catholique, ils avaient traversé deux guerres mondiales et assisté aux mutations de la famille occidentale, dont ils étudiaient les structures inconscientes.

Père Noël

Quand elle devint célèbre grâce à de nombreux passages à la télévision et surtout après avoir animé sur France Inter, avec Jacques Pradel, une émission destinée aux parents et aux enfants (1976-1978), elle fut ­conviée par le ministère des PTT, en novembre 1981, à rédiger la réponse aux lettres envoyées par les enfants au secrétariat du Père Noël. « Tu as bien fait de me demander tout ce que tu souhaiterais recevoir à Noël, écrivait-elle, même si c’est cher et difficile à trouver comme disent les grandes personnes. C’était déjà comme ça quand elles étaient petites et que, comme toi, elles croyaient au Père Noël. » Habituée à ne pas mentir aux enfants, tout en respectant les rituels, elle parlait dans cette lettre d’une croyance subjective sans jamais laisser croire à l’existence du Père Noël. Elle n’ignorait pas que les cadeaux de Noël restaient, comme l’avait dit Claude Lévi-Strauss, « un sacrifice à la douceur de vivre, laquelle consistait d’abord à ne pas mourir ».

 

Françoise Dolto à sa juste place

« Les Voix de l’enfance. Œuvres choisies », de Françoise Dolto, édité par Martine Bacherich avec Catherine Dolto et Colline Faure-Poirée, préface de Martine Bacherich, avant-propos de Catherine Dolto, Gallimard, « Quarto », 1 768 p., 36 €.

Depuis une trentaine d’années, Françoise Dolto a été injuriée autant par le milieu psychanalytique que par les spécialistes de l’anti-freudisme ­radical. Quant à ses idolâtres dénués de distance critique, ils n’ont guère contribué à la diffusion de son œuvre.

Accusée à tort de collaborationnisme pour quelques phrases de sa correspondance et pour sa participation éphémère à un projet de la fondation d’Alexis Carrel en 1942, puis de pédophilie pour avoir signé une tribune de 1977 réclamant un assouplissement de la loi sur les relations sexuelles entre mineurs et majeurs, Françoise Dolto fut aussi prise à partie à titre posthume, en 2020, par Le Canard enchaîné, pour avoir laissé passer, dans des publications anciennes, une dizaine de phrases pour le moins discutables sur le viol et ­l’inceste. Mais ces accusations sont dérisoires au regard de l’immensité de l’œuvre accomplie en faveur de l’enfance.

Jugée réactionnaire par la gauche ­radicale, puis adepte d’un laxisme éducatif par la droite dure, elle n’a ­jamais été située correctement dans le champ des sciences dites de la paren­talité, dominées aujourd’hui par une querelle simpliste entre les tenants de la punition et ceux de l’empathie.

Au-delà des rumeurs, des anachronismes et des outrances, le temps est venu pour que Françoise Dolto apparaisse telle qu’elle fut : une femme exceptionnelle dont l’œuvre doit être rapportée à celles d’Anna Freud ou de Donald Winnicott, mais aussi à la longue histoire des femmes, des enfants et des transformations de la famille. A cet égard, le monumental Les Voix de l’enfance est déjà un classique. Il permet de prendre enfin connaissance des œuvres majeures de Dolto.

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération