Être « psy » au temps du confinement familial - Daniel Coum

Nous faisons aujourd’hui, à grand frais, l’expérience de nos fragilités. Le monde dans lequel nous vivons, pour l’avoir conçu et y avoir placé nos enfants, bute sur un virus, révélateur de notre vulnérabilité de structure. Nous sommes mortels ! Sans doute la surexposition médiatique quotidienne du décompte des victimes contribue-t-elle à alimenter une panique dont on peut espérer qu’elle serve, a minima, à une prise de conscience de l’urgence d’agir pour prévenir les crises à venir. Mais la panique qui saisit le monde postmoderne n’est peut-être que le symptôme de la mise en berne de nos fantasmes d’absolu, d’éternité et d’illimité qui se heurtent au réel de la maladie et de la mort. Peut-être consentirons-nous à ce qu’il – le virus – survienne comme un signal d’alarme, un rappel à la loi humaine, comme un salutaire avertissement. Car si on continue ainsi cela pourrait bien être pire !

Certes nous aurions gagné à être mieux préparés à amortir le choc. Sans doute le démantèlement du service public et l’application consciencieuse du principe économique de rentabilité en lieu et place de toute autre considération (humaine, éthique, écologique) ne font qu’amoindrir nos aptitudes à traiter la crise sanitaire. Le tri des contaminés à sauver en est le triste témoignage. L’absence de limite à notre désir collectif d’avoir accès à tout le monde, partout dans le monde, sans restriction, nous revient en boomerang sous la forme d’une menace globalisée et de notre impuissance à y faire face. Aussi, le traitement politique de la crise sanitaire – le confinement, la pénurie de masque, les tergiversations autour de l’usage de la chloroquine, etc. – se révèle-t-il n’être que la manifestation pathétique d’une tentative de masquage de l’indigence de notre système de santé et du paradigme gestionnaire qui le gouverne. Le confinement, dit-on, trouve sa légitimité dans la nécessité de sauver des vies ? Mais que s’agit-il de sauver en fait ? L’incurie de notre système de santé au bord de l’apoplexie ou ses potentiels utilisateurs dont on sait qu’ils doivent, pour 80% d’entre eux, contracter la maladie de sorte d’en immuniser la population entière ?

La solidarité, l’appel aux dons, la générosité voire le sacrifice de certains professionnels, prennent opportunément le relais d’une politique de gestion de la pénurie… Tant mieux et tant pis. Car il se pourrait que ces adaptations de fortune, pour utiles qu’elles soient à la population – on redécouvre la nécessité d’une solidarité de voisinage, de quartier, de nation… - n’aient comme effet paradoxal que la sauvegarde d’une certaine vision, économique, consumériste et désormais numérique, du monde, dès lors maintenue en l’état voire confortée pour avoir été secourue alors même qu’elle a fait la preuve sinon de sa dangerosité tout au moins de sa vanité.

 

Et l’on ne peut se contenter d’en être le témoin et si possible l’analyste. Il se trouve que notre propos s’ancre dans une expérience qui d’être vécue et non pas « scientifique » (au sens des exigences académiques actuelles dont la crise aura au moins révélé la relativité) n’en a pas moins de légitimité à se faire entendre. Elle s’appuie sur quelques trente années de pratique clinique en institution ainsi que de recherche et d’enseignement à l’université1.

Pour illustrer ce risque, notre analyse s’en tiendra à l’examen de deux dimensions de cette crise à savoir ses effets sur les liens familiaux, d’une part, et sur le métier de psychologue d’autre part.

La famille comme ressource : à quel prix ?

La mesure de confinement s’applique drastiquement, à ce jour et pour quelques semaines encore, dans le déni assumé par le pouvoir politique des risques encourus par les familles d’une telle prescription généralisée. La fin justifiant les moyens, sauver des vies (ou le système de santé précarisé ?) s’élève en impératif catégorique sur lequel le pouvoir s’appuie pour installer une politique féroce de privation de liberté de déplacement, d’isolement des individus, de repli de la cellule familiale sur elle-même, à n’importe quel prix ! « Restez chez vous ! » nous dit-on. Encore faut-il avoir un « chez soi » !

La famille, ou ce qui en tient lieu, devient dès lors la variable d’ajustement de la gestion d’une insuffisance de lits de réanimation et les parents les chevilles ouvrières obligées d’un confinement prescrit. Tant pis pour les dégâts collatéraux subjectifs et sociaux ! Nous les observons désormais après les avoir, sans grande difficulté, prédits : dépressions ; épuisement parental ; exacerbation des tensions conjugales et des violences intrafamiliales dont les femmes sont les premières victimes et les enfants les impuissants otages lorsqu’ils ne les subissent pas directement ; rupture des liens familiaux pour les enfants placés, les personnes incarcérés, les résidents d’EHPAD... Certes, à quelque chose malheur est bon ! Et de belles inventions peuvent, ici ou là se manifester à la faveur du brandissement d’un impératif catégorique qui, dès lors, tient lieu de référence collective. Mais les adaptations réussies qui permettent à certains de découvrir les joies du confinement dans un « entre-soi » magnifié, quel qu’il soit, ne sont-elles pas la vitrine, mise en avant par les nouveaux adeptes de la méthode Couet, d’une misère sous-jacente, sociale en général et familiale en particulier, provoquée et invisibilisée ?

Les parents, chevilles ouvrières prises en otage d’une stratégie gouvernementale d’assignation généralisée à résidence sont convoqués à cette place particulière de devoir mettre en œuvre une politique sanitaire dont la réussite repose sur un consentement… qui ne leur a pas été demandé. Comme s’il allait de soi ! Or ce n’est pas tant l’exercice d’une responsabilité ordinaire qui est sollicitée qu’un hyper-engagement de circonstances qui renforce l’exigence de réussite à laquelle ils sont habituellement soumis : il leur fallait réussir son couple, sa famille et l’éducation de ses enfants ! Il faut maintenant qu’ils réussissent leur confinement non seulement en s’occupant de leurs enfants 24h/24 et 7j sur 7 mais également en palliant les effets présumés délétères de la rupture dans la scolarité de leur progéniture en s’improvisant maitres d’école ! Plus que jamais le parent est condamné à échouer. Il l’est ordinairement et nous avons pu élever, fidèle en cela aux enseignements freudiens, au rang de « compétence » l’aptitude des parents à supporter d’être « inadéquats ». Mais une souffrance insidieuse s’immisce dans le cœur des parents lorsqu’il leur est demandé de réussir et que tout effort pour y parvenir est contrindiqué.

Alors, psychologues et psychanalystes – ce sont parfois les mêmes – se mobilisent pour aider la population à supporter l’épreuve, peut-être même à en tirer quelques enseignements. Pourquoi pas ? Mais n’est-il pas attendu d’eux également qu’ils fassent avaler aux sujets la pilule amère d’une politique de mesures exceptionnelles de restriction des libertés publiques, de surveillance généralisée et de violence symbolique faite, en les clôturant sur eux-mêmes, aux liens familiaux dont, faut-il le rappeler, le principe tient à ce qu’ils président à l’émergence de l’humain, la formation du sujet tout au long de la vie à la seule condition que l’enfant puissent, l’âge venu, s’en extraire ? Car le confinement des enfants en général et des adolescents en particulier dans la, dès lors trop bien nommée, « cellule » familiale contrevient en tout point à la loi humaine qui structure une sociabilité spécifique où l’attachement ne se met en œuvre, à la faveur de sa limitation, que comme moyen d’émancipation.

Mobilisation des « psys » : qui a besoin de qui ?

Les psychologues et psychanalystes, qu’ils soient salariés du secteur public ou des établissements à gestion associative sont donc convoqués au chevet d’un lien social non seulement malade ou éprouvé, mais également maltraité par les mesures qui sont prises à son encontre, pour son bien ! D’être « au chevet de… » confirme au demeurant l’essence même du travail dit « clinique » des psychologues et des psychanalystes. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont toujours fait puisque tel est le principe même de leur fonction sociale. Et en cela, ils sont, fondamentalement, les agents d’une objection radicale faite à une logique « socio et psycho-cidaire », qu’elle soit mise en œuvre par les sujets eux-mêmes (l’on sait depuis Freud que nous pouvons être nos propres tyrans !), par les institutions ou par les politiques publiques. La clinique analytique telle que la pratiquent les psychologues est, foncièrement, subversive de l’ordre établi en ce que celui-ci tend toujours, plus ou moins violemment, à assujettir les citoyens !

Elle est encore davantage, subversive, lorsque les décisions politiques, bien qu’exceptionnelles et, espérons-le, temporaires, mettent à mal ce qu’ils ont pour mission de préserver, sauvegarder et, si nécessaire, soigner, soit la psychè humaine dont nous savons depuis belle lurette qu’elle nait et se nourrit, tout au long de la vie jusqu’à la fin, d’un lien social ouvert.

Mais ne travaillons-nous pas à la dévalorisation de notre propre fonction cardinale et de notre propre utilité sociale lorsque certains d’entre nous croient bon d’affubler, en la circonstance, le titre de psychologue, face à l’urgence de la crise sanitaire, du qualificatif de « solidaire » voire même de « bénévole » empruntant sans vergogne à la novlangue de la bienveillance et de la positivité ! Tout se passe comme si la valeur ajoutée par la qualité supplémentaire mise en exergue – solidarité, bénévolat, gratuité… - était nécessaire pour légitimer la nécessité d’un métier et d’une compétence qui ne se suffiraient pas à eux-mêmes. Que les lignes bougent pour adapter nos pratiques à l’urgence de la crise et la nouveauté de l’événement et de ses conséquences, certes, mais jusqu’où ?

Car ce faisant, ce mouvement spontané et généreux, cette précipitation à vouloir « aider » tous azimuts et à tout prix ceux dont on présuppose l’urgence et l’évidence du besoin, interroge la motivation des promoteurs de dispositifs pour le moins opportunistes. Nous craignons que ceux-ci, par leurs initiatives intempestives et sans concertations, contribuent à fragiliser l’existant et les combats menés de longue date pour une plus juste reconnaissance institutionnelle de l’importance d’un métier spécifiquement attaché à la naissance, à la sauvegarde et au traitement de la vie psychique. Outre que ce mouvement brouille les cartes d’une prestation nécessaire mais exigeante quant à ses conditions de possibilité de mise en œuvre, il alimente la tendance, toujours prête à se renforcer, du ravalement d’un métier et d’un service du côté de la charité, du dévouement et du don de soi... c’est-à-dire de l’ordinairement accessoire et de l’exceptionnellement nécessaire… à la condition que cela soit bénévole et solidaire ! Peut-être même contribue-t-il à aliéner en la dévoyant une expertise pour la mettre, comme au temps d’Edward Bernays, au service d’une politique d’assujettissement de la vie psychique et sociale. A quoi ? A une gestion néolibérale des institutions de soins (hôpitaux psychiatriques, CMPP, etc.) ; aux mesures d’exception légitimant sinon légalisant les privations de liberté, la contention chimique ou physique des personnes âgées dans les EHPAD ou des enfants dans les familles d’accueil et les foyers ; à l’exploitation abusive de la force de travail des soignants ; à la violence faite aux liens familiaux, etc. Si le peuple doit souffrir (voire mourir), que cela soit dans la sérénité ! « Les psychologues-pompiers, coachs experts et autres pourvoyeurs de positivité vont vous aider, bénévolement, généreusement, gratuitement, pour rien, à mieux le vivre ! » Surtout pas de révolte ! Les psychologues cliniciens, alors même qu’ils peuvent prétendre s’orienter de la psychanalyse, se feraient dès lors - servitude volontaire oblige - les instruments d’un pouvoir politique qui travaille à détruire ce qu’ils sont supposés préserver : la vie psychique et sociale, en se cachant derrière le masque du « faire le bien de l’autre ». Nous nous ne manquerions dès lors pas de nous plaindre des maux dont nous sommes sinon la cause tout au moins les complices !

Et nous nous étonnons qu’au radicalisme passé des plus orthodoxes d’entre nous succède, chez bon nombre d’entre eux, une sorte de ramollissement des exigences quant aux conditions d’exercice : les « cures » brèves, le bénévolat, l’écoute téléphonique (sic) gratuite, les cellules d’aide psychologique d’urgence, les séances par Skype, les cyber-consultations, etc. semblent n’être plus l’objet d’aucun questionnement critique quant à la compatibilité déontologique et éthique entre une dérive progressive des modes opératoires et la rigueur d’un cadre propre à l’exercice d’un métier hautement qualifié. On en arriverait même à oublier que le salutaire travail d’élaboration subjective ne se réalise efficacement que dans l’après-coup, à la condition du transfert, et pour autant qu’il y ait eu une demande !

L’on ne doit dès lors par être surpris que les dispositifs opportunistes de soutien « psychologique » aux familles, pratiquées par des infirmiers, des travailleurs sociaux et autres quidams de bonne volonté (comme si une aide médicale pouvait être dispensée par des non-médecins !), fleurissent sans précaution, au risque de faire durer la confusion dont ils procèdent, la fin de l’urgence justifiant, là également, la dérive des moyens.

Notre inventivité de l’époque nous a valu, depuis lors et encore récemment d’ailleurs, quelques critiques acerbes au sein même de nos cercles de travail : « quand même, il ne peut pas y avoir de travail clinique au téléphone ! » avons-nous souvent entendu dire de la part de ceux qui jugent aujourd’hui opportun de proposer à leurs patients des séances… par téléphone ! Et nous nous retrouvons désormais, avec quelques autres, à rappeler, comme nous l’avons toujours fait d’ailleurs, la nécessité du strict respect du cadre éthique et déontologique (à ne pas confondre avec le dispositif) comme condition de possibilité de notre exercice clinique, y compris et surtout au téléphone.

 

 

Daniel Coum
Psychologue clinicien
Psychanalyste
30.03.2020

1 En 1989, naissait Parentel. Nous nous faisions fort, à l’époque, de développer une pratique clinique d’orientation psychanalytique, au téléphone, auprès des parents en difficulté avec un enfant. L’expérience, les milliers de consultations réalisées, les élaborations théoriques auxquelles celles-ci ont donné lieu et l’affutage constant de notre outil de travail (c’est-à-dire nous-mêmes !) nous permettent de porter témoignage de la pertinence et de l’efficacité d’un tel dispositif. Celui-ci donc confirme nos hypothèses : au téléphone, le travail clinique est possible, mais pas à n’importe quelles conditions ! Renseignements sur www.parentel.org

Par Roland Gori, à lire dans Libération