Emilie Piouffre: “Trois milliards de confinés, c’est une expérience extraordinaire”

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Ancienne psychologue en milieu carcéral, Emilie Piouffre achève actuellement une thèse de recherche sur le mal-être et le suicide des personnels pénitentiaires, tout en menant parallèlement une activité de psy libérale à domicile. De quoi avoir une certaine expertise sur le concept d’isolement… Et de confinement.

Certains vivent le confinement comme un emprisonnement. Cela vous choque-t-il ?

Je pense qu’il y a des parallèles que l’on ne peut pas faire. Ce n’est pas la même chose d’être confiné·e, et d’être un numéro d’écrou, de n’avoir plus de responsabilité, d’être enfermé·e 22h/24 en cellule, à trois dans neuf mètres carrés dans des conditions d’hygiènes douteuses.
Et puis, ce qui est différent, c’est que l’on met les gens en prison pour protéger la société. Le confinement, c’est le contraire : l’État restreint notre liberté pour nous protéger. Bien que nous soyons actuellement confinés, nous bénéficions d’une permission de sortir pour aller faire les courses, aller à la pharmacie, travailler pour ceux pour lesquels le télétravail n’est pas adapté…
Et nous sommes chez nous. Notre lieu de vie représente un cocon de sécurité. Même si nous ne pouvons pas comparer ceux qui ont la chance d’être dans une maison en province ou dans un grand appartement lumineux avec ceux qui vivent à plusieurs dans très peu de mètres carrés, sans luminosité ni verdure.

C’est différent également entre ceux qui s’entendent bien entre eux et ceux qui vivent dans une situation conflictuelle préexistante à la situation de confinement. Le paradoxe, c’est que d’habitude, prendre soin des siens, c’est être à proximité. Mais là, c’est s’en éloigner. Je préfère d’ailleurs parler de ‘distanciation physique’, comme Roland Gori, que de ‘distanciation sociale’, parce que avec le téléphone, Skype, les réseaux sociaux, il n’y a pas de distanciation sociale : on peut être en contact avec nos proches.

Quels sont les répercussions psychologiques sur les patients que vous visitez ?

J’observe des symptômes de dépression, de désespoir : stress, fatigue émotionnelle, anxiété, inquiétude, insomnie. Certains ressentent un état fébrile sans avoir de fièvre. Pour d’autres patients, le fait d’aller faire les courses représente une épreuve. Au-delà de la peur d’avoir été exposés au coronavirus, ils souffrent d’ennui, de frustration, de culpabilité de ne pas être en mesure de travailler ou de réaliser leurs activités du quotidien. Il y a aussi beaucoup de colère.
Et là, attention à la consommation de produits pour faire face ou tromper l’ennui, drogue et/ou alcool, facteurs de passage à l’acte ! Si ça ne va pas, on se fait accompagner, il y a des numéros verts de prise en charge psychologique mis en place par le gouvernement, mais il y a aussi toutes les lignes d’aide et d’écoute –SOS Amitié, SOS Suicide– qui sont toujours actives, gratuites et anonymes.
Au niveau psychique, il peut y avoir des processus similaires liés à la privation de liberté, à l’incertitude quant à notre avenir. Mais pour beaucoup d’entre nous, il y a quand même un certain confort à être confiné·e/enfermé·e chez soi : réfrigérateurs pleins, téléphone, Internet, entourés de nos enfants, femmes, maris… on a tout à portée de main.

N’y a-t-il pas un risque de voir des pathologies gérables en période normale de mobilité devenir problématiques à la longue ?

Potentiellement, cette expérience collective unique peut être traumatisante. Le confinement peut aggraver des situations de détresse ou de souffrance pathologiques préexistantes. On peut donc redouter des suicides pour des gens qui ont une santé mentale fragile.
Il existe un risque que cela constitue un élément déclencheur du fait ne plus voir les personnes qu’ils ont l’habitude de voir, de ne plus avoir de règles claires. On voit bien que le gouvernement tâtonne, donc c’est important de répéter encore et toujours l’objectif du confinement, et d’être le plus précis possible dans la communication.

Que conseillez-vous à vos patients, pour traverser au mieux le confinement ?

Ce sont des conseils que je donnais en milieu carcéral, et que là, j’applique aussi à moi-même : donner du sens à ce que l’on vit, ne pas laisser ce temps vide. Rythmer ses journées, organiser une routine, prendre le temps de faire des choses que l’on n’avait pas l’habitude de faire, prendre soin de soi, être son/sa propre allié·e. Finalement, ça nous permet de changer notre rapport au temps et à l’urgence, on se rend compte que ce n’est pas l’argent ni la productivité qui comptent, mais sauver sa vie et celle des siens. Ce n’est pas du tout la même temporalité. On peut se dire aussi que l’on fait un acte d’amour plus grand que soi en restant chez soi. Ça peut aussi entraîner un sentiment de cohésion, et d’appartenance sociale. Il y a un sentiment d’équité. Même le président est confiné. On est tous confinés. On est deux milliards d’êtres humains confinés. C’est une expérience extraordinaire. Ça bouleverse très rapidement toutes les manières de se représenter le monde, l’espace, la vie, le rapport aux autres. On est en face de quelque chose d’impensé, au niveau social et subjectif. Pour le vivre bien et arriver à transformer cette expérience, il faut y donner du sens. J’espère qu’il y aura un avant et un après, que ce virus nous servira d’alerte pour dire ‘arrêtons de vivre comme nous vivons’.

Le président a-t-il eu raison de parler de ‘guerre’ ?

Nombre de médecins d’urgences sont en grève depuis 2019, la pénitentiaire aussi, pour demander des moyens pour exercer leurs missions. Le discours du président du 12 mars était assez formidable de bienveillance et d’empathie, en nous disant que la priorité c’était la vie, l’humain, l’empathie, pour la première fois l’économie n’était plus une maîtrise des politiques publiques. C’était un beau discours, on aurait aimé que ça arrive plus tôt. On nous a dit d’aller voter et le lendemain, on est confinés. Il y a eu un double discours. Jusqu’au dernier moment, alors qu’on était informés de ce qui se passait en Chine et en Italie, on nous a dit ‘ça ne viendra pas jusqu’à chez nous’. On était un peu dans le déni, finalement. Et alors, ce qui est étonnant, c’est qu’après avoir parlé de guerre, le président met en place une opération militaire qui s’appelle ‘résilience’ – ce formidable concept de psychologie inventé par Boris Cyrulnik qui signifie ‘aller au-delà de ses chocs traumatiques, les transformer en positif’. Alors la guerre, peut-être que c’est à eux de la mener. Mais la résilience, c’est peut-être notre travail à nous !

Par Vincent Riou

Par Roland Gori, à lire dans Libération