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Interview de Roland Gori dans Télérama.
Le monde du travail pâtit de la perte des savoirs et de la déresponsabilisation. L’enjeu pour chacun est désormais de revenir à « l’œuvre », suggère le psychanalyste Roland Gori, dans un livre écrit avec un musicien et un journaliste.
Propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard
Il y a quelques mois, le psychanalyste Roland Gori publiait le Manifeste des œuvriers avec Bernard Lubat et Charles Silvestre. « Œuvriers » ? Un néologisme énigmatique, pour répondre aux coups portés à notre relation au travail. Il faut, insistent les auteurs, redonner du sens et de la vie à un monde professionnel de plus en plus soumis aux diktats conjugués du rendement et de l’évaluation. Faire œuvre, c’est-à-dire restituer aux métiers leurs dimensions artisanales et artistiques — et consolider par le travail une scène démocratique qui n’en finit pas de se délabrer.
Un mal sape notre adhésion au monde du travail, le désœuvrement. De quoi s’agit-il ?
Le désœuvrement renvoie à deux réalités sociales. D’abord l’absence de travail. Hannah Arendt disait que dans une société où l’essentiel de la vie collective s’organise autour du travail, il n’y a rien de pire que de se retrouver sans emploi. Mais le désœuvrement, c’est aussi ce que nous appelons dans notre Manifeste « la perte de la substance d’œuvre », c’est-à-dire l’effacement de la dimension spirituelle, politique et créatrice, que recèlent — ou devraient receler — nos activités professionnelles. Aujourd’hui, ces activités sont prolétarisées, dans les deux sens qu’entendait le jeune Marx : d’une part, l’ouvrier voit les conditions matérielles de son existence se dégrader ; d’autre part, il découvre que son savoir-faire, et son savoir tout court, se trouve confisqué par des machines qui lui prescrivent des actes de plus en plus fragmentés, rationalisés, chronométrés. Cet ouvrier devient donc étranger au produit qu’il fabrique, il devient même l’instrument de… l’instrument qu’il manipule. Une évolution que la philosophe Simone Weil résumait ainsi : « Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin qu’ils servent les machines. » Charlie Chaplin a mis en scène ce dispositif dans Les Temps modernes. On y découvre Charlot vissant des pièces détachées sur une chaîne, dans un geste répété à l’infini, au point de devenir un habitus (une disposition à penser et agir d’une certaine façon) puisqu’il ne peut s’empêcher de visser les boutons sur les robes des femmes…
Les choses n’ont-elles pas changé depuis Marx et Chaplin ?
Cette standardisation et cette dépossession des processus de production ne concernent plus seulement la condition ouvrière mais l’ensemble des métiers. Le paysan est dépossédé de son savoir-faire quand il se soumet aux instructions de l’industrie agro-alimentaire. Et le médecin, l’infirmier, le journaliste, le magistrat, l’enseignant, le chercheur… se trouvent eux aussi prolétarisés — au second sens évoqué par Marx — par les exigences de ces machines immatérielles mais bien réelles que sont les règles de bonne pratique, les protocoles d’évaluation, les standards établis par le benchmarking (études comparatives), etc.
Les progrès technologiques, et l’arrivée du numérique, ne soulagent-ils pas les métiers de certaines tâches fastidieuses, libérant ainsi du temps pour des tâches plus ambitieuses ?
Ce sera tout l’enjeu social et politique des prochaines années. Mais les objectifs sans arrêt revus à la hausse des rendements individuels et l’évaluation individualisée ont cassé les possibilités d’échange et de solidarité. A la fin du xixe siècle, Taylor parlait d’éradiquer la flânerie naturelle de l’ouvrier, qui ralentit les cadences… pour sauver l’emploi de ses compagnons. Aujourd’hui, la fracture qui sépare les décideurs et autres experts — fixant les objectifs comptables et définissant les protocoles — de ceux qui exécutent s’est infiltrée dans tous les métiers. Le numérique et la robotique peuvent se transformer en dispositifs de servitude permettant d’encadrer les comportements au nom de l’efficacité et de la rentabilité accrues.
Il faut donc, selon vous, revenir à l’« œuvre » en redéfinissant le temps libéré par les mutations technologiques ?
Ce temps libre, comment va-t-il être converti ? Va-t-il être réinvesti pour encore accroître la compétitivité et la performance dans la guerre économique ? Ou saura-t-on le réinvestir de manière intelligente afin que les salariés puissent mieux « œuvrer », c’est-à-dire redonner du sens à ce qu’ils font, réfléchir ensemble à ce qu’ils partagent sur leur lieu de travail ? Hannah Arendt rappelait que l’humanité de l’homme n’est pas seulement dans l’œuvre qu’il produit, mais dans l’action et la parole politiques, dans tout ce qui fait lien entre les êtres humains — bref, dans le politique au sens noble. Pour Jaurès, « la démocratie ne doit pas s’arrêter aux portes des usines ». Aujourd’hui, je crois qu’elle ne doit pas s’arrêter non plus aux portes des laboratoires, des journaux, des écoles, etc. Ce temps restitué aux employés par les progrès de la technique pourrait être l’occasion de construire ensemble, dans le monde du travail, un espace démocratique prototype de la démocratie politique.
L’œuvre a le double avantage de bouleverser de l’intérieur celui qui s’y applique et celui qui la reçoit…
Dans le monde du travail, la seule exception au rendement que notre société tolère, pour prendre le temps, réfléchir, flâner, est celle de l’artiste. La question est donc la suivante : comment restituer cette dimension artisanale et artistique à nos actes professionnels dans un univers où la technocratie règne ?
Les « œuvriers » ne peuvent pas se contenter d’être des croyants, soulignez-vous, il faut qu’ils deviennent des pratiquants : le retour de l’œuvre ne se fera pas tout seul…
Taylor disait : « On va vous faire travailler de manière plus dense, sur des cadences chronométrées, mais en compensation on triplera votre salaire. » Le marché du travail actuel est tel que ce n’est même plus la peine de compenser l’augmentation des cadences par une augmentation des salaires : le fait de conserver son emploi est « vendu » comme l’équivalent d’une compensation salariale ! Dans notre histoire il a pourtant existé des mouvements comme celui des Arts and Crafts de William Morris qui avaient compris toute l’importance de remettre du sens dans la fabrication des objets, et du lien entre ceux qui œuvraient. Le trépied sur lequel ils avançaient — l’art, l’artisanat et le socialisme — visait une nouvelle manière de vivre ensemble, pas en produisant des objets à la va-vite et en quantités démesurées, mais en réinjectant sens et liberté dans le travail et la vie des professionnels. Aujourd’hui aussi, il s’agit d’innover en créant de nouveaux types de structures de travail, en gardant toujours à l’esprit la dignité de la personne dans l’exercice de son métier •
À lire
Manifeste des œuvriers, de Roland Gori, Bernard Lubat et Charles Silvestre, éd. Actes Sud, 80 p., 9,50 €.
Olivier Pascal-Moussellard
Télérama - N° 3524 - Page 32
Par Roland Gori, à lire dans Libération
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