Divisés sur l'avenir de leur pays, les Syriens ont en commun la peur

Des Syriens de toutes confessions, appartenant surtout à la classe moyenne, partisans ou adversaires de Bachar al-Assad, se réunissent chaque semaine depuis le début de la contestation contre le régime pour exorciser un sentiment qui leur est commun: la peur.

Selon une dépèche de l'AFP.

Photographe : Joseph Eid, AFP : Un char prend position dans une rue d'Oms, le 30 août 2011

Photographe : Joseph Eid, AFP :
Un char prend position dans une rue d'Oms, le 30 août 2011

 

"Le paradoxe c'est que tout le monde a peur en Syrie. Pourquoi le régime utilise la violence et la répression? Parce qu'il a peur de perdre le pouvoir. Et les gens qui manifestent, croyez-vous qu'ils n'ont pas peur? Ils ont très peur mais ils y vont quand même", assure la psychanalyste Rafah Nached, co-initiatrice du projet.

 

Au foyer jésuite, en plein coeur de Damas, le psychodrame commence chaque dimanche par une scène à laquelle prennent part six personnes parmi la cinquantaine de participants. Elles se placent au milieu de la salle et discutent à voix haute d'un thème pour lancer le débat. Cette fois-là, elles se focalisent sur la peur confessionnelle.

 

"Après l'attaque contre la mosquée al-Rifaï, j'ai commencé à paniquer pour moi et mes enfants. Moi, en tant qu'alaouite, j'ai des craintes de ce qui peut arriver. Il y a beaucoup d'évènements dangereux à caractère confessionnel en Syrie", soupire Fady, manifestement mal à l'aise sur sa chaise.

 

Samedi, à Kafar Sousseh, un quartier dans l'ouest de Damas, un manifestant a été tué et 10 autres ont été blessés, dont l'imam de la mosquée: cela s'est produit, selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme, lorsque les forces de sécurité ont dispersé à coups de gourdin une manifestation à la sortie de la mosquée sunnite al-Rifaï.

 

"J'ai alors eu peur que des gens ayant un fort sentiment ne fassent exploser la situation mais par chance cela ne s'est pas produit", reconnaît Fady.

 

La Syrie est un pays multiconfessionnel: les sunnites sont largement majoritaires, devant les alaouites qui sont au pouvoir, et les chrétiens.

 

"La population est consciente des risques d'affrontements confessionnels. Toi, tu supposes d'avance que les gens vont se venger mais ce n'est pas automatique. Le mouvement de contestation est pacifique et refuse de se laisser embarquer dans la violence sectaire", rétorque une participante druze, Mayssan.

 

"Moi, en revanche, je crains une intervention étrangère: cela mènera au découpage de notre pays à l'image de l'ancienne Yougoslavie", ajoute-t-elle

Zeina, une chrétienne, intervient alors d'un air timide: "Je pense que l'opposition est divisée entre ceux qui sont éclairés et conscients des enjeux, et toute une autre partie, à la fois plus religieuse et moins instruite".

 

La salle écoute avec attention. Tout à coup, Alaa, le chrétien, raconte son expérience récente. "J'avais des préjugés par mon éducation contre les musulmans car ma famille m'avait toujours répété qu'il ne fallait pas les recevoir à la maison. J'étais d'abord pour le régime; puis, après tous ces morts, je suis allé manifester", dit-il en parlant très vite comme s'il avait besoin d'extirper quelque chose de son corps.

 

"J'ai défilé à Douma, dans la banlieue de Damas, et ces gens, qu'on nous présentait comme de la racaille, m'ont caché alors que j'étais poursuivi par les agents de sécurité et que j'avais peur de tomber dans leurs mains", continue le jeune homme d'une vingtaine d'années.

 

Fin de la scène. Une minute de silence pour se concentrer, puis chaque participant peut parler à tour de rôle.

 

"La communication est passée entre l'inconscient du groupe et le participant alaouite. Les autres ont compris qu'il voulait être rassuré et c'est exactement ce que le groupe a fait", commente Mme Nached.

Pour le père Rami Elias, psychanalyste et responsable de la résidence jésuite qui accueille la réunion, "il n'est pas question de faire de la politique, mais de créer un espace où chacun peut parler de la peur qu'il ressent pour la partager et la canaliser afin qu'elle ne se transforme pas en violence".

 

"Aujourd'hui, un pas énorme a été réalisé du fait qu'ils ont pu nommer la peur par son nom: la peur confessionnelle, de manière plus directe. Mais il y a encore beaucoup à faire pour faire accepter la différence", estime-t-il.

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération