Décès d'Antoinette Fouque - sa dernière interview dans le magazine "Elle"

 

Interview donnée au magazine ELLE le 23 décembre 2013

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http://www.elle.fr/Societe/Interviews/Antoinette-Fouque-Etre-une-femme-n-est-pas-une-construction-2648902

 

 

 

 

ANTOINETTE FOUQUE: « ETRE UNE FEMME N’EST PAS UNE CONSTRUCTION »

 

Créatrice des éditions des femmes, psychanalyste et cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF), Antoinette Fouque, 77 ans, vient de faire paraître, sous l’égide de l’Unesco, « Le Dictionnaire universel des créatrices ». Elle vit la plupart du temps face à la mer, à Saint-Raphaël. Mais c’est à Paris, rue de Verneuil, qu’on la rencontre un long après-midi. Féministe, elle récuse cependant le terme. Personnalité admirée et controversée, elle se tient loin des modes et affirme ses positions critiques vis-à-vis de courants qui « jettent la femme avec l’eau du bain à force de nier les différences entre les sexes ». Antoinette Fouque est pédagogue, enthousiaste, enflammée, souvent drôle et parfois méfiante. Une maladie orpheline l’oblige à se déplacer en fauteuil roulant, ce qui n’entame en rien sa vitalité.

 

ELLE. D’où vient l’idée d’une encyclopédie des femmes ? 

 

Antoinette Fouque. C’est un rêve ancien qui remonte à la naissance des éditions Des femmes, que j’ai fondées en 1973. J’ai retrouvé un numéro du « Torchon brûle », le premier journal du MLF, où j’avais écrit ce souhait à la main : « Nous envisageons de lancer une souscription pour une encyclopédie sur les femmes. » J’avais complètement oublié ce mot, mais pas le projet. Lorsque deux universitaires, Béatrice Didier et Mireille Calle-Gruber, sont venues me trouver – après avoir essuyé beaucoup de refus d’autres éditeurs – avec l’envie folle de rassembler toutes les écrivaines, j’ai été enthousiaste. A condition qu’on élargisse l’ency- clopédie à l’ensemble des activités humaines, y compris à celles qui sont considérées comme subalternes ou mineures, ainsi qu’à tous les mouvements de femmes, et aux grandes dates qui marquent cette histoire. Il s’agissait de concevoir un opéra des femmes. J’avais été frappée que, dans l’ou­ vrage « Les Lieux de mémoire », dirigé par Pierre Nora, aucun ne soit dédié aux femmes. Ainsi, cette encyclopédie serait un lieu de mémoire qui traverserait à la fois le temps et l’espace.

 

ELLE. Etiez-vous portée par un désir d’exhaustivité ?

 

Antoinette Fouque. Bien sûr, à condition qu’il soit déçu ! Il faut être paranoïaque pour croire à l’exhaustivité. Lacan le disait : on veut qu’il y ait tout, mais rien n’est jamais tout. Malgré les 1 700 collaboratrices et collaborateurs issus de tous les pays et de toutes les cultures, il y a quelques absences très notoires ! Pour moi, c’est une forme d’aboutis­sement de quarante ans de travail d’édition et des quarante­cinq ans du MLF.

 

ELLE. Avez-vous exclu du dictionnaire des personnalités avec qui vous êtes en conflit ? 

 

Antoinette Fouque. Non ! On n’a pas mis Marine Le Pen, qui, jusqu’à preuve du contraire, est une héritière, mais n’a rien créé. Et on a refusé Christine Boutin, à cause de ses positions anti­IVG et anti­ féministes. Je tiens par­dessus tout à ne pas être sectaire. 

 

ELLE. Quarante-cinq ans après, considérez-vous que les combats du MLF ont porté leurs fruits ? 

 

Antoinette Fouque. Il y a eu, pendant ces années, plus d’avancées qu’en deux mille ans d’histoire. Pourtant, en France aujourd’hui, une femme meurt de violences conjugales tous les trois jours. Une moyenne terrible qui n’a fait qu’augmenter. Le droit à l’avor­ tement est perpétuellement à défendre. Je suis une pessimiste joyeuse, car le pessimisme permet de rester vigilant.

 

« Les femmes ont une compétence que les hommes n’ont pas »

 

ELLE. Depuis 1970, vous répétez que vous n’êtes pas féministe. Comment faut-il vous qualifier ?

 

Antoinette Fouque. J’ai une aversion pour les « ismes », qui renvoient tous à une idéologie. Historiquement, le féminisme est lié au socialisme et émerge tout au long du XIXe siècle. Dans les années 70, il importait de montrer que toutes les femmes étaient concernées par notre mouvement, et pas seulement les militantes. J’ai donc inventé un mot : féminologie. De même que les sociologues étudient tout ce qui touche la société, les féminologues étudient tout ce qui concerne les femmes. L’identité « femme » n’est ni un artifice ni une construction composée de bric et de broc, et d’injonctions extérieures qui nous tomberaient dessus à la naissance. Je suis opposée à la théorie du genre, portée par des féministes américaines pour qui seul le costume existe et qui nous expliquent que, sous leurs habits, les hommes et les femmes sont pareils. Jusqu’à nouvel ordre, les hommes ne portent pas d’enfant. L’expérience de la gestation, l’accueil d’un autre dans son corps, est pour moi fondatrice, et a été minorée par des siècles de machisme. Les femmes ont une compétence – qu’elles mettent en œuvre ou pas – que les hommes n’ont pas.

 

ELLE. Vous défendez la gestation pour autrui gratuite et encadrée, mais vous insistez également sur l’importance des interactions avec le fœtus au moment de la grossesse. Une contradiction ?

 

Antoinette Fouque. Je vois la gestation pour autrui comme une évolution positive parce qu’elle met en évidence la fonction et la création utérines, œuvre de chair et de sens. La gestatrice ne doit pas être effacée ni son don banalisé. Avec la GPA, l’enfant peut avoir deux mères, voire trois. Il peut y avoir un parent de plus et non pas une gestation en moins. Il est fort probable que la procréation médica­lement assistée pour les couples lesbiens sera légalisée bien avant la gestation pour autrui pour les hommes. Je ne vois pas pourquoi un couple d’hommes n’aurait pas le droit de faire appel au don d’une femme pour faire un enfant. Le rapport du Sénat de juin 2008 favorable à la GPA n’était pas parfait, mais il encadrait cet acte et protégeait tous les protagonistes, y compris la gestatrice. Je regrette que, chez nous, la vie prénatale soit si peu prise en compte, contrairement à ce qu’il se passe dans la civilisation chinoise, où on fête l’anniversaire de la procréation et non celui de la naissance. La GPA pour des couples homosexuels nous permet de ne pas tomber dans le mythe ancestral d’un monde où il serait possible de faire un enfant en se passant des femmes.

 

ELLE. Y a-t-il des éléments dans votre enfance qui vous ont poussée à vous passionner pour la condition des femmes ? 

 

Antoinette Fouque. J’ai grandi en garçon manqué, j’étais la dernière de la fratrie et très privilégiée par mon père par rapport à ma grande sœur de quatorze ans mon aînée. Après un fils et une fille, mon père, contrairement à ma mère, voulait ce troisième enfant, et c’est peut­être ce qui m’a permis de m’épanouir sans souffrir des stéréotypes imposés aux filles. J’ai eu un vélo alors que, au même âge, ma sœur n’a pas eu le droit d’apprendre à en faire ! Je jouais aux soldats de plomb, d’ailleurs, mon petit­fils m’en offre lorsqu’il veut me faire plaisir! Je courais partout, je grimpais aux arbres... Et j’ai passé très tôt le permis de conduire, j’étais la seule à avoir le droit de conduire la voiture de mon père ! Malgré la guerre, j’ai eu une belle enfance, à Marseille, au sein d’une famille tribu. Car mon père et son frère avaient épousé deux sœurs, qui étaient comme mes deux mères.

 

ELLE. Un garçon manqué, est-ce une fille réussie ?

 

Antoinette Fouque. Je crois que c’est une fille qui n’abandonne rien, aucun désir. J’ai grandi en ne sacrifiant rien de ma libido, tout en ayant la possibilité de reconnaître les qualités de l’autre femme : ma mère. Je pense que toute femme est homo- sexuelle par naissance. Car le premier couple que l’on forme est avec sa mère.

 

ELLE. De quel milieu venez-vous ? 

 

Antoinette Fouque. Mes parents étaient des migrants économiques. Mon père, né en Corse, était berger. Pour échapper à la misère, il est devenu navigateur à Marseille. Il pêchait pour nourrir la famille et les enfants du port. C’était un militant syndicaliste, communiste, qui a adhéré très jeune au parti, dès sa fondation, en 1920. Rien de stalinien. Il était un utopiste. D’ailleurs, il a été émerveillé par Mai 68, contrairement aux mots d’ordre du PCF. Il m’a transmis l’intérêt pour le politique. Ma mère venait d’un village très pauvre de Calabre, en Italie. Elle était joyeuse, créatrice, presque magicienne : avec un rien, elle faisait tout, sans préméditation ni angoisse. Elle savait très bien faire la cuisine. Sa principale douleur fut d’être analphabète. Elle n’était pas allée à l’école, n’avait pas réussi à apprendre seule à lire et à écrire. Lorsque j’ai su, c’était trop tard pour renverser les rôles. Pour elle, j’ai inventé, en 1980, les premiers livres audio. Grâce à sa fabuleuse manière de créer constamment des mots, elle m’a familiarisée avec l’inconscient. Elle adorait raconter ses rêves. Elle se récitait des poésies avant de s’endormir. Ma mère, c’est Joyce !

 

« Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ! »

ELLE. Travaillait-elle ? 

 

Antoinette Fouque. Elle tenait une petite épicerie, où tout le monde venait. Rien n’était jamais un problème pour elle. Comme je suis née en 1936, je ne suis allée à l’école qu’à 9 ans, car, dans le Marseille bombardé, ce n’était pas possible. On déménageait constamment et on a été hébergés par une famille juive à la campagne dans une grande maison. C’est ma cousine Maria qui m’a appris à lire et à écrire. Je n’ai jamais manqué de livres. Au sommet de la pyramide du bonheur, il y avait : bien élever les enfants, bien les nourrir et leur permettre d’avoir de l’instruction. Pour ma mère, avoir une fille enseignante, c’était le nec plus ultra. 

 

ELLE. Comment est arrivé le féminisme dans votre vie ? 

 

Antoinette Fouque. Etudiante, je rencontre mon mari, j’étais très amoureuse. Quand j’encaisse mes premiers salaires de professeure, je suis indépendante, et je me rends compte qu’il m’est impossible légalement d’ouvrir un compte en banque sans son autorisation. Or, je ne pouvais pas le joindre, car il faisait son service militaire. C’est un premier choc. Auparavant, j’avais remarqué qu’au lycée on avait les mêmes programmes que les garçons, mais pas les mêmes libertés. Les filles ne sortaient pas le soir. Mais c’est dans les milieux intellectuels parisiens que j’ai pris conscience que quelque chose ne tournait pas rond. J’avais pour directeur de thèse Roland Barthes et je rédigeais des notes de lecture pour le Seuil. J’ai pu constater que très peu de manuscrits de femmes sont édités. Sur ce, en janvier 1968, je rencontre l’écrivaine Monique Wittig, Prix Médicis 1964 pour « L’Opoponax ». En mai 1968, nous militons ensemble à la Sorbonne avec des intellectuels et des artistes, mais nous constatons que le mouvement est viriliste et que les femmes s’y expriment très peu. Nous nous retrouvons pendant l’été. Monique Wittig écrit « Les Guérillères », une épopée féministe. Elle vivait à l’époque avec Jean-Pierre Sergent, assistant de Joris Ivens, et c’est lui qui nous a conseillé de fonder un groupe de femmes non mixte, car, disait-il, quand il y a des hommes, même en minorité, ils confisquent la parole. C’est ainsi qu’on a décidé, avec Josiane Chanel, de créer un mouvement de libération des femmes. La première réunion a eu lieu le 1er octobre 1968. Avec Monique, on rêvait d'un livre théorique qui nous vengerait du « Deuxième Sexe ». Tout en reconnaissant l'apport de Simone de Beauvoir, on était très gênées de ce qu'elle véhiculait sur la maternité comme oppression, et sur ce qu'elle écrivait sur l'homosexualité. Et, surtout, certaines considéraient que son livre était définitif. J’avais été enceinte, j’avais mis au monde ma fille, en 1964, et je n’étais pas du tout d’accord pour ne considérer la maternité que sous l’angle de la domination masculine. Cela me semblait misogyne et réducteur. Et une négation de la puissance génésique des femmes. Le premier meeting public du MLF a eu lieu à l’université de Vincennes, au printemps 1970, d’autres groupes féministes sont arrivés. Plus tard, avec Monique Wittig et Christiane Rochefort, les féministes ont manifesté sous l’Arc de Triomphe le 26 août 1970, avec une banderole : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ! » Ça a été le baptême médiatique du MLF.

 

ELLE. Est-ce si important de reconnaître une date de naissance exacte et une origine unique à un mouvement ? Pourquoi avez-vous déposé à l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi), geste qui a été compris comme une mainmise ?

 

Antoinette Fouque. En 1979, le sigle MLF était récupéré par des partis politiques, en vue de l’élection présidentielle de 1981. C’était pour dire non à ce dévoiement et réaffirmer l’indépendance du mouvement que nous avons fait ce geste. Je n’ai jamais interdit à qui que ce soit d’utiliser la dénomination MLF. Il n’y a jamais eu d’action en justice. Je ne suis pas la propriétaire du MLF. Mais une cofondatrice. Il n’y a pas de raison d’accepter la négation de la réalité en souscrivant à la légende médiatique.

 

ELLE. Citez un livre entre mille publiés par les éditions Des femmes ?

 

Antoinette Fouque. C’est impossible ! De Sylvia Plath à Hélène Cixous, de Virginia Woolf à Clarice Lispector, on a découvert et fait redécouvrir tellement de chefs-d’œuvre. Mais je dirais peut- être « Du côté des petites filles », d’Elena Gianini Belotti, en 1974, à cause de son retentissement.

Par Roland Gori, à lire dans Libération