De quoi la dé-civilisation est-elle le nom ?

par Jean-Marie Durand

Article à lire dans le journal Les Inrocks

Avec “Dé-civilisation, les nouvelles logiques de l’emprise”, le psychanalyste et sociologue Roland Gori s’interroge sur une société qui préfère la violence et le cynisme au dialogue.

Cynisme, mensonge, imposture, manipulation des autres, indifférence à la souffrance d’autrui… : la liste des traits caractérisant la majorité des gouvernant·es actuel·es dessine une carte mondiale des psychopathes au pouvoir qui glace le sang. Mais, comme l’observe Roland Gori dans son dernier essai Dé-civilisation, les nouvelles logiques de l’emprise, “la perversion politique propre à notre époque où pullulent des régimes illibéraux ne peut se réduire à une psychopathologie de la personnalité des gouvernants”. Cette perversion politique se nourrit d’abord “des effondrements culturels et civilisationnels des espoirs démocratiques, de leur attelage aux libéralismes”.

Nous sommes entrés dans une nouvelle époque souvent associée à un processus de “dé-civilisation”, comme le suggérait le président Emmanuel Macron lui-même en mai 2023, faisant malheureusement plus référence aux idées fascisantes de Renaud Camus qu’à la thèse du grand sociologue Norbert Elias qui avait élaboré ce concept dans son dernier livre, Les Allemands, écrit entre les années 1960 et les années 1980, dans lequel il analysait le revers complémentaire de sa thèse Sur le processus de civilisation, paru en 1939.

Sommes-nous entrés dans l’ère du cynisme absolu ?

Gori met ainsi en garde contre le contresens possible dès que l’on parle de processus de “dé-civilisation”, qui désigne avant tout un monde “décomplexé quant à l’usage de la force et à la pratique du cynisme”. Dévitalisation des enjeux sociaux, expansion des nationalismes, désincarnation du langage et des moyens d’échange, désolation du vivant, extrême solitude des masses… : tous ces périls évoquent pour le psychanalyste-sociologue qu’est Roland Gori, des thèmes massivement présents dans le champ de la psychose. “La quantification de la valeur, la réification de l’existence, l’abstraction algorithmique du langage, la bureaucratisation du vivant et son intériorisation dans la pensée nous poussent sur le chemin de la vallée de l’ombre de la mort”, écrit gravement Roland Gori. “Nous avons lâché la proie du vivant pour l’ombre des algorithmes”, ajoute-t-il.

Au lieu de l’incivilité de barbares censés peupler les quartiers malfamés, la dé-civilisation procède de ce dévoiement global de la culture démocratique et du langage, des industries du vide, de la propagande de masse. Il est décidément urgent “d’apprendre à nous défaire de leur emprise sociale et psychologique en donnant une nouvelle forme à notre humanité”. La re-civilisation, comprise comme une revitalisation de nos espaces démocratiques et inclusifs, sera la tâche politique des décennies à venir.

Dé-civilisation, les nouvelles logiques de l’emprise de Roland Gori (Liens qui libèrent) 326 p., 23 euros. En librairie.

Par Roland Gori, à lire dans Libération