De l'imposture au silence

A lire sur le blog de Mouloud Akkouche

  Le silence et les saisons ne posent pas de questions. Presque quinze années que nous partageons le même toit aux couleurs changeantes. Une cohabitation parfaite. Chacun vaque à ses occupations, sans se soucier de l’autre. Ni lui imposer ses doutes et certitudes. Même si nous sommes inséparables. Une entente qui va voler en éclats dans quelques heures. Bientôt séparés. Mon départ et celui du silence. Seules les saisons ne seront pas délogées.

Le reste bientôt livré à des engins de chantier. La région a décidé d’installer un aérodrome sur ma propriété et celle du voisin. Lui, agriculteur natif du village en contrebas, a fini par céder ses terres  et redescendre vivre dans la vallée. Malgré les pressions, j’ai toujours refusé de partir. Plutôt crever que d’abandonner ce territoire.

Pourquoi être venu dans ce trou du cul du monde ? Un héritage d’un lointain cousin croisé qu’une seule fois. Je débarquais pour voir cette maison inconnue. A peine arrivé, je pris une claque : le silence. La sensation que rien, même le souffle du monde, n’avait de prise dans cet endroit niché sur des falaises. Première fois que j’entendais, oui entendre, un tel silence. Une présence tour à tour rassurante et inquiétante. Cette sensation du temps fondu dans chaque seconde. Rien à attendre, regretter ou espérer.  Juste être là: chez lui. Le vrai propriétaire c’était le silence.

Après un rapide tour de la propriété j'avais regagné ma bagnole. Bien décidé à tout revendre. Rien à faire dans ce bled. Derrière mon volant, je m'étais senti tout à coup vide. Comme si quelque chose me manquait. J'avais beau me creuser la tête. Impossible de savoir de quoi il s'agissait. Une perte indicible. La visite de cette maison m’avait déstabilisé.    

Pas longtemps. Dès mon retour à Paris, je repris très rapidement mon rythme.  Heureux de me retrouver parmi mon monde. Celui des médias.

   Jusqu’à ce que je tombe par hasard sur une vidéo : la fabrique des imposteurs. Etonnant que moi, aspirateur à infos, je n’ai jamais entendu parler de ce Roland Gori. Peut-être aperçu son nom, sans aller plus loin.  Passionnant ce démontage de toutes les impostures. Une démonstration brillante et claire. Les rouages de notre hyper société du spectacle mis à jour sans excès partisan ni complaisance. Entièrement d’accord avec lui. Fallait absolument que je fasse un sujet sur lui ou le propose à la ma rédaction. Super intéressant ce type !

Mon enthousiasme retomba quand je me rendis que l’imposteur dont il brossait le portrait c’était moi. Un  des acteurs de cette imposture. De moins en moins journaliste, de plus en plus un communicant. Privilégier la forme sur le fond, trquer le buzz. Soucieux des intérêts de la main qui me nourrissait. Même si, de temps à autre, souvent à travers de l’humour noir, je lâchais une critique contre mes employeurs.  Bien sûr que la pureté n’existe nulle part. Chacun, à sa façon, est obligé de faire des  concessions. Avaler des couleuvres.

Mais jamais, auparavant, mes lâchetés ne m’étaient apparues avec autant de force. Incontournables. Mes lâchetés bien à moi ; pas celles que je savais fort bien dénoncer chez mes contemporains. Pourquoi avoir cliqué  sur cette putain de vidéo ?

Les mots  de cet intellectuel comme un miroir intraitable. Pourtant rien de vraiment nouveau. En première année de Sciences Po, j’avais même fait un exposé sur la Société du Spectacle.  Je savais tout ça. Pourquoi cette conférence générait autant de trouble chez moi ? Avec le recul, je n’arrive toujours pas à me l’expliquer. Sans doute pas été autant touché sans l’épisode du silence. Deux solutions se présentaient à moi. Continuer de jouer le jeu ou tout arrêter ? 

Au grand dam de ma famille, de mes amis, et de mon milieu professionnel, je donnais ma démission et déménageais. Juste un burn out passager. Pas le premier à vouloir tout lâcher pour un retour à la terre. Un caprice d’enfant gâté de 40 ans  qui passera.  A mon arrivée dans ce patelin, mes voisins étaient persuadés aussi que je ne resterai pas. A vrai dire, même si je me persuadais du contraire, je doutais aussi beaucoup de mon installation décidé sur un coup de tête. Trop loin d’une grande ville et une terre de caillasse aride, brûlé par le soleil en été et bouffé par le froid en hiver. Invivable.

Rien à voir avec l’existence que je menais auparavant. Le parcours classique d’un brillant étudiant à Science Po devenu journaliste.  Avec plus de pugnacité que certains de mes copains de promo. Peut-être plus de choses à prouver à papa et maman ? Au début, j’avais choisi ce métier pour dénoncer. Dévoiler ce que cachaient les puissants. Et j’ai été un redoutable dénonciateur de malversations et autres magouilles de nos dirigeants. L’usure et le temps sont passés par là. J’ai rajouté de plus en plus d’eau à mon encre. Pour, au fur et à mesure de ma place dans les rédactions, devenir un des carnassiers que je dénonçais, enveloppé à mon tour dans un discours humaniste inattaquable et cache collusions. Un patron de presse redoutable. Un très grand imposteur.

Grand naïf, je  pensais avoir laissé mes pires défauts à Paris. Pas du tout. Ma morgue de « jesaistout » ne m’avait pas quitté. A peine installé, j’ai voulu tout disséquer comme à mon habitude, avoir raison sur tout. Donneur de leçon des villes et des champs. La majorité des villageois, nombre de retraité, se laissa charmer par le citadin sûr de lui et ayant réponse à tout. Tous dans ma poche. J’intégrai rapidement le conseil municipal. Plus influent que le maire. Tous m’écoutaient religieusement. Le « vu à la télé »  et mes éditos sur papier glacé m’offraient une aura quasi divine. Mon ancien statut m’ouvrait toutes les portes. Sauf celle d’un vieil agriculteur. Cherche pas à me vendre ta putain de verroterie et vaseline généreuse !  Le seul à ne jamais me saluer.

L’un de mes voisins, issu d’une des plus vieilles familles du village, m’initia à la flore et à la faune. Il me fit découvrir une multitude de coins et recoins qu’un non initié ne pouvait découvrir sans guide. Regarde le silence pour comprendre. Durant nos marches, il ne prononçait pas un mot ; juste parfois un doigt tendu pour m’indiquer un arbre, une fleur, ou un point de vue. A chaque fois, un silence différent. Au fil du temps, mon oreille s’éduqua. Jusqu’ à réussir à déchiffrer certains silences.

Un soir, je lui soumis l'idée de créer des «  randonnées  du silence». Il se contenta d’un sourire avant de regagner sa maison. Encore une lubie de parigo. Deux jours plus tard, il revint avec quelques notes. L’association «  Regard sur le silence » venait de naître. Je lui proposais de s’occuper d’accompagner les randonneurs. Pas de mon âge ce genre de trucs. Lui et son épouse s’occupèrent donc de la communication et de toute la logistique. Des villageois acceptèrent d’ouvrir des chambres d’hôtes. Tout le village joua le jeu. 

Sauf mon ennemi qui demanda une entrevue au maire pour empêcher ce projet. Ces gens veulent même acheter le silence.  Un ronchon pas prêt à accepter le moindre changement de ses habitudes. Les demandes de randonneurs affluèrent beaucoup plus que nous n’avions imaginé. Fallait assurer. Comme ça que je devins une sorte de «  passeur de silence ».

Pour faire vivre l’association, j’ouvris mon carnet d’adresses. Nombre d’anciennes relations des médias vinrent se «ressourcer ». Ton silence c’est mieux que tous les coachs du monde. Certains, tombés amoureux du site, achetèrent des résidences secondaires. Les huiles de la région, réticentes au début, nous déplièrent le tapis rouge. Le carnet de commandes des randonnées ne désemplissait pas. Ma reconversion bien réussie.

Tu es contre la modernité. Cet aérodrome  va créer des emplois dans la région très sinistrée. Nos concitoyens on besoin de cet apport extérieur. Les arguments  du conseiller général étaient imparables.  Lui, l’homme du crû, connaissait mieux sa région que moi : un bobo venu s’encanailler en région. Pas grand-chose à rétorquer. En plus, je lui faisais confiance car il avait toujours soutenu notre association. Mais, vieux réflexe de fouille-merde, je voulus en savoir plus.

En fait, cet aérodrome n'était programmé que parce que, depuis quelques années, nombre de people, politiques, d’industriels, etc, s’étaient  installés. Après d’autres départements, le nôtre était prisé des élites. Mais avec un grand inconvénient: lieu de villégiature difficile d’accès. La première grande gare à plus de 50 kms. Et le réseau routier n’est guère praticable. Ces habitants de résidences secondaires voulaient pouvoir venir à tout moment. Sortir du bureau et se retrouver deux heures pour un apéro sous la tonnelle.  Pas d’autre solution qu’un aérodrome.

Malgré mes nombreuses explications, la majorité des villageois resta  persuadée que la région bénéficierait de retombées économiques. L’emploi c’est plus important que le reste de nos jours. Je ne leur en voulais pas. Pas les mêmes enjeux. Moi, célibataire, plein aux as, j’aurais été mal placé pour les juger. Mon combat était la préservation de ce territoire. Indigné à l’idée du massacre de la faune et la flore détruite pour le plaisir de quelques-uns. Un scandale écologiste.

 Mais c’était aussi un combat très égoïste. Je suis paniqué à l’idée de devoir quitter ce lieu où je m’étais entièrement investi. Fuir mes impostures pour reconstruire autre chose. J’avais réussi à relever le défi. Je suis sûr que jamais je ne retrouverai ce silence qui m’a transformé. Sans toutefois éradiquer mon autoritarisme, mes certitudes de «né dans la bonne classe », et tous les autres défauts de ma personnalité juste déplacés dans un autre décor. Ce silence est ma seule patrie.

Hier soir, l’huissier m’a prévenu que des flics  accompagneront les bulldozers. Un représentant du préfet présent aussi lors de l’opération.  Des journalistes m’ont téléphoné pour me dire qu’ils seront sur le terrain. Vous devriez laisser tomber cher monsieur. En plus, vous trouverez d’autres maisons aussi belles que celle-ci sur le causse.  Mon médecin, inquiet de mon état mental car je refusais tout aide chimique, m’avait lui aussi exhorté à m’installer ailleurs dans le département. Pas une nouvelle villa que je cherchais.

Ailleurs, le silence et les saisons n’auront  pas la même couleur, ni les mêmes odeurs. Mon microclimat unique au monde. Je ne vais pas abandonner mes colocataires. Laisser se construire un chantier sous notre toit. Hors de question que j’ouvre le portail. Ils devront me passer dessus. Sauf si je reçois le mail du cabinet du Premier ministre. Ma seule sortie de secours.

Un soir, mon vieil ennemi débarqua chez moi. Après quelques remarques acides, il finit par m’expliquer le but de sa visite. Tu ne le sais pas mais dans la forêt là haut qui t’appartient il y a,  je crois que c’est… C’est  une nécropole gallo romaine. Il y aussi d’autres ruines mais j’y connais que dalle.  C’était mon grand-père, fou d’archéologie, qui m’avait emmené les voir. Il m’avait fait promettre de jamais rien dire pour que ça soit pas saccagé. Aussitôt, je me précipitai avec lui à l’endroit indiqué.

Malgré mon peu de connaissance archéologique, je  compris l’importance historique de ce lieu. Peu après, deux archéologues le confirmèrent l’importance de cette découverte. Plusieurs archéologues, désireux de venir faire des fouilles, s’adressèrent à la direction générale du patrimoine. En vain. Trois de mes amis haut placés, dont un proche de l’Elysée, m’aidèrent à plaider ma cause. La cause du silence.

Hier soir, j’ai reçu un coup de fil m’informant qu’une décision était en cours. Un mail confirmant le placement du site en zone protégé devait arriver sur ma messagerie électronique. Depuis, je reste rivé à l’écran de mon i-Phone. Le dernier recours pour empêcher les travaux, au moins le temps d’une expertise. Des fouilles retarderaient le chantier prévu. Une façon de gagner du temps et continuer le combat. L’idéal serait que le site soit classé au monument historique. Un classement interdisant toute construction.

Escortés par des cars de CRS, les engins montent le long de la route escarpée. Un véhicule de FR3 les suit. Le tracteur de mon voisin revenu dans la vallée  est garé devant l’entrée. Lui et les rares villageois encore de mon côté voulaient organiser une chaîne humaine. J’ai refusé. Ils ne doivent pas faire les frais de mon entêtement. Caprice ou folie ? Je m’en contrefous. Mais je dois assumer seul mon combat, sans doute perdu d’avance. Pas question de reculer. Je les attends. Enfermé dans la cabine du tracteur. Bien décidé à ne pas les laisser pénétrer. Protéger mon silence. Un mail s’affiche sur mon écran.

Le silence sauvé par des ruines ?

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération