Culture, soin, démocratie

ClinMed103

 

 
 
 

Dans notre monde de l’excellence, de la performance, de la vitesse, des technosciences, du numérique et des algorithmes, les « premiers de corvée » ne suscitaient qu’indifférence avant le Covid-19. Le cycle « Culture, soin et démocratie » initié au théâtre Toursky à Marseille fin 2019 a été percuté par la pandémie. Tout ce qui nous était « essentiel » avant le Covid-19 a été brusquement mis à l’arrêt et est devenu « inessentiel ».

Les contributeurs proposent ici de retrouver l’essentiel dans nos existences, qui ne peuvent se réduire à la « vie nue », biologique. La littérature et sa puissance créatrice, la psychiatrie et son histoire, la culture au sens large ouvrent des perspectives où le soin et la démocratie peuvent s’émanciper de l’épreuve du totalitarisme sanitaire et des logiques d’un monde financiarisé. L’ensemble des textes ici réunis portent ce projet, avec toujours la psychanalyse et la psychopathologie clinique comme chevilles ouvrières.

 
 

Marie-José Del Volgo[1], Roland Gori[2]

 

Culture, soin, démocratie

Argument

 

 

Lorsque nous avons voulu consacrer l’université populaire 2019-2020 du Théâtre Toursky de Marseille à la thématique « Culture, soin, démocratie », nous étions bien loin, en ce début d’année 2019, d’imaginer une saison théâtrale submergée par une pandémie qui nous a tous surpris au-delà de toutes nos craintes. La présentation des quatre soirées prévues consistait à promouvoir le « prendre soin » dans ses liens à la culture et à la démocratie et à réhabiliter leur place essentielle dans notre société. Nous nous demandions si dans une société exaltant l’excellence, la performance, la conception d’un individu auto-entrepreneur de lui-même, le prendre soin sans cesse relégué à une place secondaire ne devenait pas superflu alors même que dans une culture de soi et des autres, il est l’une des conditions premières d’une démocratie vivante, soucieuse de former des citoyens responsables.

Une première soirée avec Ghislaine Dunant, écrivain, auteur de Charlotte Delbo La vie retrouvée, nous a replongé dans les horreurs de la Shoah mais de manière originale avec la survie d’une déportée nourrie, avant son expérience des camps, du théâtre de Jouvet, des grands auteurs dramatiques et d’une culture de la résistance. Charlotte Delbo, devenue écrivain après cette tragédie des camps, avait été une compagne de captivité de la résistante Danièle Casanova. Le texte de Ghislaine Dunant, « Ce que peut la littérature Lire Charlotte Delbo » est le premier de ce numéro 103 de Cliniques méditerranéennes. Pour la seconde soirée, c’est avec Jacques Hochmann, Professeur émérite de psychiatrie, et Hélène Fresnel, journaliste à Psychologie Magazine, que nous avons parcouru à nouveau le chemin du soin en milieu psychiatrique avec ses avancées et ses errances, voire ses régressions. Une autre forme de déshumanisation, certes moins tragique que celle des camps, qui ne cesse d’être dénoncée par différents collectifs et de très nombreux ouvrages.

Notre troisième soirée en mars 2020, devait porter sur « Le soin en médecine : une utopie ?[3] ». Nous avons du l’annuler à cause de la pandémie de Covid 19 qui s’annonçait bien plus grave que nous ne pouvions l’imaginer, avec chaque soir le décompte des morts égrené de manière macabre et résolument objective par Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Les services de réanimation commençaient à être débordés et les autres services hospitaliers se mettaient en mode covid, la plupart des activités médicales non urgentes se trouvaient reportées. Il s’en est suivie une activité débordante pour certains soignants quand les autres se sont trouvé désœuvrés. « Héros », le plus souvent  sans protection au début de la pandémie, applaudis chaque soir à 20 h par la population confinée dans ses appartements, les soignants nous enjoignaient sur tous les tons de prendre soin de nous et de rester chez nous.

Prenez-soin de vous ! Ce nouveau slogan s’est ainsi propagé dans le monde aussi vite que la pandémie de  covid 19. Faut-il rappeler que pour notre part nous insistions avec force dans le monde d’avant le covid sur la nécessité du « prendre soin à l’ère du numérique[4] ». Tout allait de plus en plus vite et les technologies étaient censées faire des miracles dans tous les domaines, même celui du « prendre soin » grâce aux robots sociaux et conversationnels. Nous étions tout de même nombreux à ne pas croire à ces fictions et à dénoncer la déshumanisation qui nous menaçait chaque jour un peu plus. Nous rappelions ce premier devoir du prendre soin, depuis les soignants, du professeur de médecine à l’aide-soignante, des femmes pour la plupart, jusqu’aux « petits » métiers, aides-à-domicile, caissières, des femmes encore, éboueurs, livreurs, etc., dont l’utilité avait été clairement démontrée par  tous les travaux sur le care depuis les années 1970. Sans ces « petits métiers », ces « premiers de corvée », sans ces humains-là, nous ne pouvions vivre et plus encore les riches que les pauvres obligés quant à eux depuis toujours de subvenir par eux-mêmes à tous leurs besoins.

Aujourd’hui, en ce mois de novembre 2020, nous voici pour la deuxième fois confinés avec des services de réanimation à nouveau débordés et des déprogrammations des soins non urgents. Les théâtres, comme les librairies, sont à nouveaux fermés. Ils font partie des activités dites « non essentielles » ! Sans devoir discuter des raisons sanitaires qui obligent à ce choix, limiter du mieux possible les interactions sociales pour réduire la circulation du virus, il est tout à fait inapproprié, malheureux et néfaste de qualifier les activités culturelles comme « non essentielles ». Les mots ont leur importance. Et si le soin semble aujourd’hui avoir une place privilégiée dans la société et dans le monde, ne nous y trompons pas, il s’agit de la part technique de la médecine, celle qui répare les corps. La part humaine, relationnelle, du soin continue d’être négligée, elle ne compte pas par exemple dans l’évaluation des activités pour le financement des établissements de santé. Nul ne s’étonnera que les soignants soient de plus en plus tentés de quitter l’hôpital, navire à la dérive, Titanic des temps modernes. Assignés à la portion la plus congrue de leurs métiers, à une pratique d’actes techniques à la chaine, taylorisés et prolétarisés, les « héros » sont fatigués et en burn out. Un témoignage parmi tant d’autres d’une jeune femme de 30 ans, médecin hospitalier. Elle écrit : « Je croyais, naïvement, que ma vocation de médecin hospitalier ne pouvait pas être entachée[5] », pourtant Julie démissionne après trois mois d’arrêt pour burn out. Avantd’en arriver là, elle raconte le malaise qui la saisit du fait de cette  « exigence de faire tourner le service à plein régime quoi qu’il se passe », d’une « absence d’accompagnement dans les situations difficiles », du « manque d’empathie » dont elle est témoin et dont elle fait preuve elle aussi en reléguant le patient au second plan. La pénurie de soignants doit être prise très au sérieux en analysant les raisons sociales et subjectives de ce désamour pour un métier dont personne ne peut dire qu’il n’est pas essentiel. La revalorisation financière obtenue à l’occasion du  Ségur de la santé, accord relatif à la fonction publique hospitalière signé dans l’urgence le 13 juillet 2020, ne suffira pas pour attirer à nouveau des vocations. Il faudra bien plus qu’une revalorisation quand bien même elle serait à l’avenir plus importante. « Le soin et la démocratie se trouvent soumis à l’épreuve du totalitarisme sanitaire », comme l’écrit dans ce numéro Roland Gori et il n’est pas évident que la visibilité[6] des métiers du soin dans ces temps de pandémie de Covid 19 s’accompagne d’une reconnaissance durable, ne serait-ce que parce que le relâchement des restrictions budgétaires pourrait ne durer qu’un temps.

Il nous faut retrouver ce qui est essentiel dans notre vie et qui ne peut se réduire à la « vie nue », biologique. Dans ce sens, Sophie Marinopoulos[7], psychanalyste et directrice avec Henri Trubert de la maison d’éditions Les liens qui libèrent, plaide pour « une politique de santé culturelle » dès le plus jeune âge, renouant avec cette politique de l’esprit chère à Paul Valéry[8] qui n’hésitait pas à considérer le livre comme une denrée mentale, donc essentielle. Faisons le pari que notre belle devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » puisse s’accompagner de cette autre alliance de « la culture, du soin et de la démocratie ».

 

 



[1] Marie-José Del Volgo, ancien maître de conférences-praticien hospitalier à l’Université d’Aix-Marseille, actuellement psychanalyste et rédactrice en chef de Cliniques méditerranéennes, 101 rue Sylvabelle F-13006 Marseille ; mjd.cm@orange.fr

[2] Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire de psychopathologie clinique à l'université d’Aix Marseille, 101 rue Sylvabelle F-13006 Marseille ; roland.gori@orange.fr

[3] Sylvie Zucca et Claire Georges-Toledano qui devaient participer à cette troisième soirée rendent compte dans ce numéro du travail des PASS (Permanence d’Accès aux Soins de Santé) .

[4] Roland Gori, Marie-José Del Volgo, « Prendre soin au temps des algorithmes », Pratiques Les cahiers de la médecine utopique, 2019, 85, p. 24-27.

[5] Julie, 2020, « Je croyais, naïvement, que ma vocation de médecin hospitalier ne pouvait pas être entachée » https://www.lemonde.fr/campus/article/2020/11/01/je-croyais-naivement-que-ma-vocation-de-medecin-hospitalier-ne-pouvait-pas-etre-entachee_6058084_4401467.html

[6] Cf la contribution de Marie-José Del Volgo dans ce numéro « De la visibilité du soin et de ses paradoxes ».

[7] Prévue pour la 4e soirée au Toursky annulée elle aussi, Sophie Marinopoulos participe à ce numéro.

[8] Paul Valéry, 1932. « La politique de l’esprit » dans La crise de l’esprit, La politique de l’esprit, Le bilan de l’intelligence, Paris, Books on demand, 2018, p. 23-60.

 

Par Roland Gori, à lire dans Libération