Charlie Hebdo. Pourquoi les valeurs républicaines nous permettent-elles de lutter contre la barbarie ?

A lire dans l'Humanité.

 

Par Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’homme, Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite 
de psycho-
pathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et Christine Lazerges, présidente 
de la Commission nationale consultative des droits 
de l’homme (CNCDH).

 

La détermination populaire est au rendez-vous
 du courage par Pierre Tartakowsky, président de la Ligue des droits de l’homme

 
Les tueurs ont visé juste : au cœur et à la tête. Et le massacre perpétré à la rédaction de Charlie Hebdo nous enfonce dans un univers de chagrin, de deuil et de colère, nous atteint au plus profond de nous-mêmes. Il nous meurtrit en tant qu’individu, que peuple, en tant qu’histoire. Nous connaissions les victimes, intimement ou non. Elles faisaient partie du débat public depuis des décennies. Elles nous faisaient réagir, secouaient nos consciences, bref, participaient de notre intelligence collective. Ce faisant et à leur manière, elles incarnaient une des dimensions de la démocratie. Nous les aimions comme nous goûtons cette réalité simple mais précieuse qu’est notre liberté. Nous les avons perdus. Leurs corps martyrisés par l’acier imbécile de fanatiques sanglants témoignent que nos libertés sont toujours à défendre. Et que le terrorisme est la figure la plus repoussante de leurs ennemis.
 
Au cœur et à la tête… La terreur n’a qu’un objectif, toujours le même : empêcher le premier de battre et la seconde de réfléchir. La déstabilisation induite par la violence vise à recouvrir d’un voile de ténèbres le débat public, à délégitimer sa dimension de controverse, à court-circuiter la logique démocratique pour imposer des valeurs qui se donnent comme absolues, autrement dit, à imposer la domination de certains sur d’autres. C’est d’autant plus vrai lorsque ces valeurs se targuent d’une vérité religieuse révélée et ambitionnent de surplomber l’ensemble des droits et des libertés qui fondent le contrat social des démocraties. C’est particulièrement le cas pour la liberté de penser.
 
Cette stratégie de la terreur oblige à une riposte elle-même exemplaire. La scène de crime nous invite au deuil et à l’hommage à toutes les victimes, à leurs proches. Elle interpelle de façon impérieuse notre capacité collective à réagir, à repousser les artisans de l’intolérance et de la haine. Les rassemblements qui se sont tenus, ceux qui vont se tenir montrent que la détermination populaire est au rendez-vous du courage. La décision présidentielle d’un deuil national l’exprime et lui donne la dimension d’unité solennelle et légitime que la situation appelle.
 
Au-delà, la vie et le débat politiques continuent et il est bon qu’ils se poursuivent, avec leurs lots d’enjeux, de calculs et de visées stratégiques, avec la tension supplémentaire créée par l’attentat. Comment continuer comme avant tout en prenant en compte les périls portés par cette rupture sanglante ? Comment rester nous-mêmes, fidèles à l’image de ce que nous avons de plus précieux, en sachant le défendre avec la vigueur requise ? D’abord, en réaffirmant notre attachement farouche à la démocratie, au débat contradictoire, au conflit d’idées. Pas par amour de la chicane mais parce que le débat, seul, nous donne l’intelligence de la complexité de nos sociétés et de notre capacité collective à continuer leurs constructions, dans la diversité citoyenne. En attachant également une attention particulière à défendre le droit au blasphème. Là encore, non par goût de la provocation en soi, mais pour protéger la transgression créative sans laquelle la pensée est enfermée dans le cercle étroit et stérile des bien-pensances et des conformismes. La liberté ne se divise pas.
 
Ensuite, en nous gardant d’entrer dans le jeu de la haine, ce jeu dans lequel les terroristes, précisément, veulent enfermer les opinions publiques pour les voir se fragmenter puis se déchirer. Parlons franc : notre pays, de ce point 
de vue, est fragile, il est affaibli par des décennies de campagnes contre l’islam, contre les musulmans, réels ou supposés, radicaux ou pas, il est affaibli par la prégnance d’un « deux poids, deux mesures » qui exacerbe des jeux de concurrence communautaire, voire communautaristes. Les pouvoirs publics ont, sur 
ce terrain, une responsabilité particulière. La décision annoncée par le président de la République de faire du racisme une grande cause nationale est le signe d’une prise de conscience à cet égard. Mais le débat public est à ce point gangrené qu’il faudra bien davantage.
 
La démocratie peut être ferme sans perdre son âme, elle le doit. Elle peut écouter battre son cœur et utiliser sa tête, les deux à l’unisson. C’est sa grandeur, c’est aussi la meilleure façon de poursuivre, celle qui porte une histoire collective, les valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité qui fondent notre communauté de destin. Nous appelons chacune et chacun à y contribuer, avec leur cœur et leur raison. 
 
 
La pensée est l’épouvante
même de ce système 
tyrannique par Roland Gori, psychanalyste, professeur émérite 
de psycho-
pathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille
 
Les créateurs rêvent et transforment le monde pour partager l’expérience sensible avec leurs semblables. Les créateurs aiment penser. Qu’ils soient petits ou grands, qu’ils se saisissent du pinceau, de la plume, de la craie, de la parole, du crayon, du marbre ou de l’air, les créateurs aiment penser. Ils aiment penser, parfois jusqu’à en souffrir dans leur chair, jusqu’à martyriser leur corps, jusqu’à supplicier leur vie intérieure, jusqu’à tourmenter leur entourage. Que ce soit par l’art, la science, la philosophie, l’amour ou la politique, que ce soit sous la forme d’un objet d’art ou par une esthétique de vie, penser, c’est créer. Il n’y a pas de création sans liberté. Aimer penser, c’est déplacer des frontières, opérer des transgressions, matérielles et symboliques. Il n’y a pas de véritable pensée sans un déplacement des formes, sans une transgression des figures. C’est la condition initiale pour qu’apparaissent d’autres formes. Sans ce mouvement, il n’y aurait pas de pensée, on demeurerait dans les codes culturels et sociaux, automatiques, conformistes qui reproduisent indéfiniment le même monde sidéral. La création est partage, don, échange. La liberté de penser, comme la liberté tout court, requiert la présence d’autrui, condition initiale d’un monde commun. Ce monde commun, tissé au fil des paroles singulières et collectives, fait le politique. C’est la raison pour laquelle toute vraie pensée est politique, parce que le politique exige la pluralité, la pluralité des mondes, la pluralité des cultures, la pluralité des façons de comprendre le monde et de l’éprouver. C’est pourquoi le monde manichéen nous semble pauvre, démuni du pouvoir de penser. C’est cette pauvreté même du manichéisme qui lui impose, en compensation, violence, brutalité, atrocité. 
Regardez les visages de nos amis de Charlie Hebdo, douceur, gaîté, lumière, érotisme, intelligence, facétie, liberté ! Combien ils doivent paraître hérétiques au regard des idéologies totalitaires, de toutes ces idéologies totalitaires sorties des ténèbres des forces de destruction. Au-delà des tragédies d’aujourd’hui, de la tristesse, de la colère, de la sidération qu’elles provoquent, je voudrais dire qu’elles répètent, avec les matériaux du jour, des cauchemars anciens.
 
Le point commun à tous ces cauchemars, c’est qu’ils émergent dans un contexte d’anomie sociale, sur les rives d’un monde menacé par le chaos. Cette violence barbare nous contraint à sortir de l’illusion d’un « monde de la sécurité », de la stabilité. Ces pouvoirs, qui émergent par la terreur, procèdent toujours avec les mêmes méthodes, empruntent toujours les mêmes chemins, réveillent toujours les mêmes forces de mort et de destruction, mobilisent toujours les mêmes résistances. Ces forces de destruction cherchent à installer un nouvel ÉTAT de terreur. Un État dans tous les sens du terme, une organisation tyrannique, fondée sur la terreur, apte à soumettre les populations, à assassiner les 
« dissidents », et à faire voler en éclats le monde du Droit et de la Raison. Ce monde du droit et de la raison, qui se trouve « touché », est celui-là même qui, ayant déçu, a contribué à l’émergence de ces mouvements. Les revendications religieuses de ces mouvements brouillent leur caractère politique. Avant d’être religieux, ces mouvements sont une terreur systématiquement organisée en quête d’un État qui confisque aux citoyens toute capacité de juger et de décider. Les pratiques dont ils s’inspirent sont semblables : soumettre et humilier en déshumanisant les personnes, entreprendre des expéditions punitives et des actions d’extermination des « séditieux », mettre en place des dispositifs d’exception méprisant le droit et la parole, recruter des hommes de main pour les basses besognes, chargés d’assauts brutaux, violents, spectaculaires. C’est la propagande par le fait qui annihile la pensée. La pensée est l’épouvante même de ce système tyrannique, de ses hommes de main. À l’ère des masses, ces pratiques et ses idéologies procèdent du fascisme : obliger à dire, à penser et à vivre le monde d’une seule et unique manière, dictée par les donneurs d’ordres qui manipulent et endoctrinent en masse. Bien sûr, ces pratiques fascistes se métamorphosent en fonction des techniques et des géographies politiques inédites. Il n’empêche, l’objet haï par ces entreprises terroristes demeure la liberté de penser. C’est en quoi elles visent préférentiellement la création et les créateurs, tous ceux qui, modestement ou spectaculairement, témoignent de leur liberté de penser. Ce n’est pas une question de religion, c’est une question de politique. Le pouvoir établi par la terreur se fout complètement des arguments théologiques, des débats d’idées, de la querelle des interprétations. Il en a horreur.
 
Alors bien sûr, ce fanatisme totalitaire est aussi l’ennemi juré de toute démocratie. À l’origine de la démocratie, il y a cet amour de la parole, plurielle, colorée, métissée, féconde de nouveaux mondes. Il y a cette curiosité d’un avenir qui ne soit pas le reflet du passé, cette volupté de convaincre sans contraindre, de consentir sans violence physique ou symbolique. En oubliant que la démocratie exige invention plus qu’institution, que la liberté requiert la présence d’autrui, que la pensée s’étiole à l’ombre du calcul des affaires et des procédures, le rationalisme technico-économique contemporain a produit ses propres monstres qui lui empruntent volontiers ses moyens de puissance. Les peuples de France, d’Europe et du monde, en se nommant « Je suis Charlie », en s’unissant contre 
la violence criminelle, tentent de sauver leur dignité de penser, leur liberté de vivre. Puissions-nous parvenir une fois encore à rendre vivante la parole de Zweig : « C’est en vain que l’autorité pense avoir vaincu la pensée libre parce qu’elle l’a enchaînée. » 
 
 
  • Le terrorisme contre 
la liberté d’expression : 
le coup de crayon survivra ! par Christine Lazerges, présidente 
de la Commission nationale consultative des droits 
de l’homme (CNCDH)
 
La Commission nationale consultative des droits de l’homme rend hommage aux dix-sept victimes et à leurs familles, qu’il s’agisse des victimes de la société civile ou de celles appartenant aux forces de police ou de gendarmerie. Elle salue le courage, la détermination et l’efficacité et de notre police et de notre gendarmerie.
 
Notre Commission consultative des droits de l’homme rend hommage en même temps à ces fantassins de la démocratie que sont les journalistes et les caricaturistes en quelque endroit du monde que ce soit.
 
En massacrant les journalistes et les caricaturistes de Charlie Hebdo, on a tenté de tuer un des droits les plus précieux de l’homme : la liberté d’expression. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de notre pays, jamais la tentative d’assassinat d’un journal en décimant sa rédaction n’avait existé jusqu’au 7 janvier 2015. Les mots qui viennent à l’esprit, confrontés aux actes terroristes dont la France vient de faire l’objet, sont terreur, cauchemar, effroi, barbarie, obscurantisme, sidération devant tant de haine.
 
La CNCDH rappelle avec force l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement (…). À l’instar du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme, notre Commission nationale consultative des droits de l’homme, créée par René Cassin en 1947, ne se lasse pas de réaffirmer que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. La Cour européenne a exprimé très clairement que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique ».
 
L’humour, l’impertinence, l’irrévérence et le rire sont une richesse inestimable pour l’éveil des consciences. Au-delà de la liberté d’expression, ce sont la liberté et la fraternité qui sont bafouées.
 
La CNCDH salue le formidable élan républicain de solidarité des citoyens de notre pays de toutes convictions et de toutes religions pour protéger la liberté d’expression et s’insurger contre l’antisémitisme. Souhaitons que partout en France ces rassemblements soient entendus. Qu’ils soient répondus par une magistrale prise de conscience de ce que la lutte sans faiblesse contre le terrorisme passe par une lutte sans faiblesse contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de fanatisme. La CNCDH met en garde contre toute tentation d’amalgame. Rapporteur national sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie depuis plusieurs décennies, elle mesure les incidences dramatiques qu’ont le terrorisme et la barbarie sur la montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme, et plus généralement sur la montée de la haine de l’autre. Résistons au repli identitaire. Pluralisme, tolérance, défense des libertés et des droits fondamentaux sont au cœur de notre démocratie. 
C’est dans le cadre du droit international et dans le respect de notre Constitution que la lutte contre le terrorisme sera menée, la plus grande victoire du terrorisme serait de mettre en péril l’État de droit. Les valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité, laïcité, font notre force.

Par Roland Gori, à lire dans Libération