« Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail » : le slogan du Medef qui interroge sur le rôle de l’école

Professeur de philosophie, Thomas Schauder invite, dans sa première chronique Phil’ d’actu, à réfléchir à un récent slogan patronal.

A lire aussi ici

Phil’ d’actu. Le professeur de philosophie Thomas Schauder commence une chronique hebdomadaire invitant à réfléchir sur un problème soulevé par l’actualité.

« Si l’école faisait son travail, j’aurais du travail » : ce slogan, tweeté à la fin de septembre par le Medef, a fait l’effet d’une bombe et a été retiré sous la pression, notamment, du ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer.

Exercice de provocation ? Coup de com’ dans l’espoir de faire du buzz ? Insulte à l’égard des enseignants ? Ou énorme maladresse (après tout, ne sont-ce pas les patrons qui sont censés donner du travail ?) ? Toujours est-il que ce slogan est révélateur d’un vrai conflit dans notre société quant au rôle de l’école.

On pourrait (très grossièrement) résumer ce conflit à trois positions : ceux qui pensent que l’école doit se borner à transmettre des savoirs ; ceux pour qui elle est d’abord un lieu de socialisation et d’acquisition des valeurs du « vivre-ensemble » ; et enfin, ceux pour qui sa mission est de rendre les élèves aptes à accomplir les tâches qui leur seront demandées une fois adultes.

La lecture des quarante-trois pages du « Manifeste pour l’éducation, l’enseignement supérieur et l’apprentissage » qu’a publié le Medef au mois de juin ne laisse aucun doute sur le positionnement du mouvement patronal :

« Face à un système éducatif à bout de souffle, rendons les jeunes 100 % citoyens et employables. »

« Employabilité » qu’ils définissent ainsi :

« (...) Etre capable de comprendre le monde dans lequel on agit, être capable de se former tout au long de la vie, de s’insérer dans le milieu économique, être curieux et innovant, savoir rebondir » (p. 3).

Pour le Medef, l’école doit doncservir à insérer les jeunes sur le marché de l’emploi. Or, non seulement, ce rôle ne va pas de soi, mais on pourrait bien plutôt affirmer le contraire. Nombre de penseurs estiment qu’elle doit faire prendre conscience aux jeunes que la culture, l’éthique, la politique, la connaissance sont aussi importantes, sinon plus, que le travail.

Discipliner, instruire, civiliser, moraliser

A la fin du XVIIIe siècle, le philosophe allemand Emmanuel Kant affirmait que l’éducation avait quatre fonctions : discipliner, instruire, civiliser, moraliser. Bien que cette définition puisse apparaître comme datée (surtout de la part d’un homme n’ayant jamais eu d’enfant et n’ayant enseigné qu’à des adultes), quelques passages de son Traité de pédagogie méritent réflexion :

« Un principe de pédagogie que devraient surtout avoir devant les yeux les hommes qui font des plans d’éducation, c’est qu’on ne doit pas élever les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après un état meilleur, possible dans l’avenir […]. Il ne suffit pas de dresser les enfants ; il importe surtout qu’ils apprennent à penser » (p. 40 et p. 43).

Or, « penser », n’est-ce pas aussi prendre conscience qu’une situation est injuste, qu’elle pourrait être différente, qu’il n’y a aucune raison de se laisser faire ? Malgré la définition que propose le Medef de « l’employabilité », l’enquête du magazine « Cash Investigation », Travail, ton univers impitoyable, diffusée sur France 2 le 26 septembre, montre une réalité bien différente : celle d’entreprises comme Lidl ou Free qui « managent » leurs salariés à coup de chantage à l’emploi, de licenciements abusifs, de mépris du droit du travail... « L’employabilité » ne serait-elle pas un mot désignant ce qu’on appelait, autrefois, l’aliénation ?

Trop nombreux sont les élèves (et les parents) qui se plaignent que la philosophie, l’histoire, la musique ou la littérature « ne servent à rien ». Or ces disciplines sont profondément utiles pour que les enfants deviennent des adultes plus intelligents, plus ouverts d’esprit, plus curieux et donc aussi plus critiques et plus exigeants.

Dans son livre Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes, le philosophe et psychanalyste Roland Gori montre comment le néolibéralisme a produit les « monstres » que sont la réduction de l’être humain au rang de machine productive, le repli identitaire et le djihadisme. Contre ces fléaux, le seul remède est pour lui la culture au sens large :

« Comment prendre soin de cette part, part hétérogène aux mécanismes économiques, techniques, biologiques, cette part d’humanité dans l’homme ? Cette part ne se laisse ni réduire, ni absorber, ni éliminer par les systèmes techniciens ou dogmatiques, elle incite à l’invention, invention scientifique, invention politique […]. L’éducation, la culture, l’art, l’information, quand ils ne sont pas “industrialisés”, sont appelés à traiter cette part. » (p. 212).

Peut-être est-ce d’abord à cela que « sert » l’école…

Au fait, est-ce grâce au travail de l’école que l’actuel président du Medef et ses prédécesseurs ont trouvé du travail ? Je laisse à chacun le soin d’en juger…

Pierre Gattaz : président du directoire et actionnaire de Radiall, entreprise fondée par son père.

Laurence Parisot : vice-présidente de l’IFOP, héritière du groupe Parisot.

Ernest-Antoine Seillière : président d’honneur du groupe Wendel, entreprise familiale.

Un peu de lecture ?

- Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, Hachette Education, 1981

- Roland Gori, Un monde sans esprit : la fabrique des terrorismes, Les Liens qui libèrent, 2016

(NB : j’ai consacré à ce livre un article plus détaillé sur le blog Pythagore et Aristoxène sont sur un bateau. Vous pouvez le retrouver en cliquant sur ce lien).

Thomas Schauder

Par Roland Gori, à lire dans Libération