«Quand l’Etat vous veut du bien, ce n’est pas toujours pour votre bien»

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Les prochaines assises de la santé mentale et de la psychiatrie devraient entériner un système de niches où les patients seront triés selon des échelles de critères au détriment de l'accès direct au psychologue

par Valérie Gasne, Docteure en psychologie et psychopathologie clinique, membre de l’université Côte-d’Azur, laboratoire de recherche LIRCES, psychologue en CMP Enfants à Mazamet (Centre Hospitalier de Lavaur), vice-présidente de l’Intercollège des psychologues des secteurs sanitaires et sociaux de Midi-Pyrénées

 

Quand l’état vous veut du bien, cela n’est pas toujours pour votre bien, et la préparation des prochaines assises de la santé mentale le montre bien. La floraison permanente de nouveaux textes de loi et de dispositifs ciblés prépare une santé mentale de niches, avec des patients passés au crible d’échelles de diagnostics, rendant le passage par le médecin incontournable et mettant toujours plus en danger l’accès direct au psychologue.

 
 

Quand l’état vous veut du bien, cela n’est pas toujours pour votre bien, et les psychologues, quel que soit leur lieu de travail, en savent quelque chose. Pourtant ils sont bien les derniers, ou plutôt les dernières tant ce métier est féminin, à qui l’on demande leur avis sur la multitude de rapports d’expert, d’expérimentations et d’arrêtés les concernant au premier chef, ainsi que leurs patients. Quand on en appelle à notre «expertise» (1), c’est pour nous dire quels outils, quelles formations (de préférence médicales), il convient désormais d’utiliser ou de suivre, sous couvert de «bonnes pratiques» édictées par la Haute Autorité de santé (HAS). La colère monte devant ce manque criant de considération pour notre formation et nos organisations professionnelles, jamais consultées. Au point de s’interroger à l’instar de Spivak : Les subalternes peuvent-elles parler ? (2) On peut largement en douter, et ce n’est pas l’organisation d’un questionnaire relatif aux futures assises de la santé mentale et de la psychiatrie, qui nous donnera tribune.

 

Le tri, c’est pas la santé

La parole n’a pas bonne presse, pour un gouvernement des hommes qui vire à la plateforme numérique – de tri – pour gérer aussi bien les rendez-vous de consultation sur critère, que les consultations citoyennes via des questionnaires à choix multiples. La période de confinement se prête remarquablement à cette dématérialisation des soins, et les psychologues sont sommés de s’inscrire en première ligne pour s’en faire les petites mains via des numéros d’appel ou des applis gratuites, au risque d’y perdre leur éthique et leur santé, quant à leur parole, c’est presque déjà fait. Car contrairement aux appels à l’efficacité et à la rentabilité, le tri, c’est pas la santé – mentale ! Ni pour les patients, ni pour les professionnels du soin.

 

Vous avez un problème – psychologique ? Nos experts – comptables des actes – ont la solution ! La Cour des comptes (3) table sur une gradation des soins selon des «troubles de plus en plus sévères» via un «exemple de matrice des besoins de soins et des ressources à proposer». Personne ne s’interroge sur la réelle légitimité de ces rapports d’expert qui dessinent des orientations simples à suivre – sur le papier – en délimitant en abscisse et ordonnée, d’un côté les troubles, de l’autre les prises en charge, pour rendre compte de la complexité du soin psychique. L’accent est mis sur les «troubles légers à modérés» destinés à être redirigés vers des soins de première ligne, soit donc essentiellement vers votre médecin traitant, quand vous avez la chance d’en avoir un. L’économie des soins prend le pas sur la réalité de terrain et les métiers : irait-on demander aux psychologues de vendre leurs bons soins en entreprise pour analyser les comptes d’exploitation et tracer les futures orientations stratégiques ?

Un tsunami gestionnaire

Au nom de la démocratie sanitaire et de l’urgence «psy», la réponse des gouvernants est unanime : vite, des-gradations des soins ! En santé mentale, ce tsunami gestionnaire emporte toutes nos volontés et nos efforts pour continuer à défendre un service public de qualité, soucieux d’accueillir les patients, sans tri préalable ni condition. Mais l’accès libre au psychologue, en institution ou en cabinet, est plus que jamais mis à mal, sous couvert d’accès à un remboursement en libéral des psychothérapies, au tarif ubérisant de 22 euros brut la demi-heure. Le message est clair : faire soigner les précaires par des précaires en libéral ! A l’heure où les politiques légifèrent pour «accélérer l’égalité économique et professionnelle» entre hommes et femmes, nous sommes choyées et ça s’accélère vraiment !

 

Quand les experts mandatés par l’Etat veulent notre bonne santé mentale, cela s’édicte sous forme de recommandations qui commencent par le verbe «soumettre» et finissent par «rendre obligatoire l’usage d’une échelle de sévérité des pathologies». Face à la soumission des femmes de banlieue, certaines ont usé du slogan bien connu : «Ni putes ni soumises» ; face à ces recommandations de bonnes pratiques aux accents autoritaires, usons du peu recommandable : «Ni bonnes ni pratiques».

(1) Arrêté du 10 mars 2021 relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues mentionnée à l’article R. 21135-2 du code de la santé publique.

 

(2) Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Amsterdam, 2020.

(3) Rapport de la Cour des comptes, Les parcours dans l’organisation des soins en psychiatrie, février 2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

Par Roland Gori, à lire dans Libération