«L’objectivité illusoire et fallacieuse des chiffres », par Roland Gori

« La folie évaluation » : un des derniers ouvrages du psychanalyste Roland Gori par ailleurs connu pour avoir impulsé l’Appel des Appels. Décryptage de ce qu’il nomme « le cheval de Troie » du néolibéralisme.

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Psychanalyste, professeur de psychologie à l'université d'Aix-en-Provence, écrivain, Roland Gori lance en 2009 l'Appel des Appels, un mouvement de protestation qui rassemble des personnalités diverses et impulse une pétition visant à remettre « l'humain au cœur de la société » qui récolte plus de 85 000 signatures. Il a publié La folie évaluation.

Aujourd’hui, les enseignants manifestent contre le nouveau mode d’évaluation qu’on tente de leur imposer. Hier, c’était les chercheurs, la police, l’hôpital... Grossièrement, on pourrait dire que des enfants de maternelles aux Etats, tout est maintenant évalué. Mais qu’est-ce que l’évaluation : une science, un outil ?
En principe, c’est un dispositif permettant de donner une idée d’un service rendu ou d’une utilité sociale. On a toujours évalué : ce qui est bon ou pas, efficace ou pas. Aujourd’hui, nous sommes face à ce que j’appelle la néo évaluation, un autre dispositif qui est apparu en France dans les années 1980-1990, après s’être développé dans les pays anglo-saxons. Un dispositif qui évalue tout et n’importe quoi pour déterminer des classements. Les critères sont plus ou moins adaptés ou pertinents, car cette néo évaluation passe par un découpage tayloriste des activités qui se concentre sur les aspects techniques plus aisés à mesurer. Pour exemple, le classement des hôpitaux face aux maladies nosocomiales prend notamment pour critère le nombre de désinfectants consommés, peu importe qu’ils aient été utilisés, subtilisés par le personnel ou jetés à la poubelle.  L’important est que cette néo évaluation tente d’imposer une nouvelle matrice par laquelle on pense le monde, son rapport à soi et au monde. Elle met en place un calibrage pour que les choses ne passent que par là. Le reste n’existerait pas. C’est un cheval de Troie pour faire entrer la logique de marché dans des secteurs qui n’avaient pas à penser leurs actes dans ces formes-là. L’éducation en est un très bon exemple.  Si je ne suis pas contre l’évaluation, je ne peux que m’insurger contre cette néo évaluation qui est in fine, une nouvelle manière de donner des ordres.

Vous parlez même d’imposture intellectuelle et politique. Pourquoi ?
Parce que les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes. Mais ces évaluations sont imposées comme l’expression de l’objectivité. Or, elles ne visent pas la valeur ou la vérité des choses mais uniquement leur fonctionnalité à court terme. Elles cherchent essentiellement à conformer toutes les conduites à certaines valeurs, sans l’avouer comme tel. Cette objectivité illusoire et fallacieuse des chiffres permet de contraindre les individus, les populations, voire les Etats, en les faisant consentir librement à leur soumission sociale. On touche ici l’essentiel, la néo évaluation est une manière de donner des ordres sans en avoir l’air. C’est grave car avec les agences de notation, on a assisté à la mise sous tutelle des Etats par le marché. C’est le triomphe du capitalisme financier qui a installé la technocratie à la place de la démocratie, les experts contre le citoyen. 


Vous dites que cela remonte aux années 80-90, mais n’est-ce pas monté en puissance avec Nicolas Sarkozy ?
Je pense que Nicolas Sarkozy n’est que le symptôme d’une nouvelle manière de gouverner qui s’est imposée dans les années 80. Il n’a fait que mettre la France « à niveau » des casses sociales déjà opérées ailleurs et des privatisations des biens publics. Des doubles privatisations, d’ailleurs. Matérielle, tout d’abord, mais aussi et surtout symbolique. Celle qui a obligé les fonctionnaires à une nouvelle façon de penser et de travailler. Ce qui a aussi été permis par la conversion d’une partie de la gauche à l’économie de marché. Pour en revenir à la néo évaluation, dès que l’on entre dans une rationalité comptable, on est foutu. La seule chose que l’on puisse encore faire est d’augmenter un peu le volume du matelas protecteur des blessés de la vie. Pas changer la vie. Il faut donc réinterroger la notion de « valeur » pour combattre efficacement l’évaluation. Il y a là un enjeu de civilisation qui, je l’espère, pèsera dans les prochaines campagnes électorales.


La néo évaluation comme nouvel outil de servitude consentie. Mais pourquoi cela fonctionne-t-il ?
Les raisons sont évidemment multiples. Il y a le déclin des contre-pouvoirs intellectuels et politiques aux logiques néo libérales. Les désillusions et les espoirs perdus peuvent aussi mener au pragmatisme et quand on ne peut plus rêver, on consomme. Cette néo évaluation avec tous ses critères débiles permet aussi aux gens d’avoir un mode d’emploi qui évite de penser et de juger. C’est enfin probablement lié à l’hégémonie culturelle. Tout ceci a en effet pu prospérer sur l’abandon de l’éducation populaire, d’une idée de la culture qui nourrissait l’émancipation sociale. Prohibition du rêve, discrédit des valeurs humanistes, montée en puissance d’une société normée… Mais l’important est de montrer que tout cela ne marche pas. Que le fétichisme des chiffres et la culture du résultat ne sont une idée ni raisonnable ni rentable. Elle ne permet pas de gain économique, seulement des gains de profit, pour une minorité et à court terme. 

Entretien
Angélique Schaller



 

Par Roland Gori, à lire dans Libération