"Les élites françaises face à la vaccination : crash total, morgue intacte"

 

A lire sur le site de Marianne

 

 

Roland Gori et Frédéric Pierru se penchent sur le fiasco de la vaccination, symptôme de la destruction de l'État social.

Roland Gori, professeur émérite de psychopathologie, Université d’Aix-Marseille et auteur de Et si l’effondrement avait déjà eu lieu ? Les Liens qui libèrent, 2020.

Frédéric Pierru, politiste et sociologue, chercheur au CNRS, CERAPS et CNAM, a dirigé récemment avec André Grimaldi, Santé : Urgence Odile Jacob, 2020.

Les débuts poussifs de la campagne de vaccination contre le Covid-19 ont jeté une lumière crue sur les défaillances d’un État pourtant réputé au plan international pour être « fort » et centralisé. Notre jacobinisme national a subi de profondes blessures narcissiques avec les chiffres de vaccination affichés par nos alliés, y compris les États-Unis, État fédéral réputé sous-développé sur le plan sanitaire. Non seulement la France est le seul pays avancé qui n’a pas développé son vaccin, Sanofi ayant sacrifié ses effectifs de chercheurs pour mieux rémunérer ses actionnaires mais, de surcroît, la mise en œuvre de la campagne de santé publique à l’aide des vaccins de Pfizer et, secondairement, de Moderna, montre que nos élites se leurrent sur leur efficacité. Rappelons qu’à la suite du premier conflit mondial, et face à la découverte de l’état de santé déplorable de nos Poilus, la France, minée qu’elle était par des fléaux comme la tuberculose, a dû faire appel aux conseils et à la logistique de la Fondation Rockfeller pour pallier les défaillances de l’administration sanitaire.

 

Plus d’un siècle plus tard, l’histoire semble bégayer. Non seulement nous dépendons de Pfizer pour les vaccins, dont on apprend que ne pouvant tenir ses engagements il diminue les quantités livrées tout en en augmentant de fait le prix puisque le laboratoire facture désormais six doses pour un flacon jusque-là vendu sur la base de cinq. Le tour de passe-passe est du point de vue commercial assez génial, le laboratoire s’exonère de ses défaillances dans ses livraisons tout en amplifiant sa marge. La logistique de la campagne de vaccination contre le Covid étant supervisée par le cabinet McKinsey, il y a fort à parier que celui-ci appréciera le sens des affaires du laboratoire Pfizer ! Il reviendra aux élites le soin de se lamenter et de déplorer le Deep State, « l’État profond » selon l’expression désormais consacrée. La machine administrative serait donc dans l’incapacité de répondre aux ordres et aux besoins d’un pouvoir politique empressé de la doubler par des Agences dont le principal atout sera d’en liquider les fonctionnaires inadaptés aux lueurs de l’époque. Il appartient, dès lors, au président Macron de tancer son ministre de la Santé de conduire une campagne de vaccination comme une « promenade en famille ». "Paroles, paroles", chantait naguère Dalida. Les Français apprécieront, ils auront les sites sans les vaccins, l’ivresse des mots sans le flacon des actes !

"Le sous-développement de la santé publique française vient du pouvoir de veto des notables de la IIIe République"

Le président Macron est inspecteur des finances. Il est le représentant de cette élite qui navigue et switche  de la haute fonction publique au secteur privé, du monde des affaires aux positions politiques au service de la Nation. C’est cette petite élite « stato-financière », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd, qui a poussé sans cesse réduire la voilure de l’État social depuis plus de trente ans. Le chiffre des 56% de dépenses publiques dans le PIB, souvent avancé pour stigmatiser « l’étatisme » français, est un artefact comptable ! La différence avec nos voisins tient au fait que nous avons des régimes de retraite obligatoires, lesquels comptent comme dépenses publiques, là où nos voisins les imputent aux régimes privés ! Ces dépenses, pour l’Allemand par exemple, n’en sont pas moins des dépenses contraintes.

En réalité, si l’on met de côté cet artefact comptable, notre État est loin d’être aussi puissant que les élites et les Français se plaisent à le dire et à l’imaginer. C’est particulièrement vrai dans le secteur sanitaire. Historiquement, l’État sanitaire est un nain administratif stoppé sans cesse dans sa croissance par des groupes d’intérêt puissants. Ces groupes ont été parties prenantes de ce que le grand historien de la protection sociale française Henri Hatzfeld a appelé « l’objection libérale ». Dans un régime parlementaire, ils ont pu ainsi enterrer en première classe et la loi de 1902 sur la santé publique et les premiers projets d’assurance sociale obligatoire. Le sous-développement de la santé publique française vient du pouvoir de veto des notables de la IIIème République. Il aura fallu rien moins qu’un second conflit mondial pour surmonter ces obstacles politiques et mettre sur pied la Sécurité sociale. Les groupes sociaux qui y faisaient obstacle n’ont pas désarmé : solvabiliser sur fonds quasi-publics la nouvelle « Sécu » oui ! Mais hors de question que l’État n’aspire à de trop grandes missions sanitaires ! Il ne faudrait pas que l’État sanitaire, par nature liberticide, ne soit victime d’hybris ! La santé est donc restée sous-développée. La revue de l’ENA titrait d’ailleurs, en 1987 : « La santé sous-administrée ».

"L’effondrement sanitaire que nous connaissons est le symptôme d’une maladie, celle qui a altéré l’État social"

Or, le milieu des années 1980 coïncide avec l’entrée de la France dans la parenthèse jamais refermée de la rigueur. Si quelques hauts fonctionnaires ont milité en faveur de capacités étatiques fortes, l’envol de l’administration de la santé a été stoppé. Déjà peu dotée en moyens humains, financiers et d’expertise, l’administration de la santé a subi le rabot budgétaire. À cet égard, la mise sur pied des agences régionales de santé a été un trompe-l’œil. Censées incarner la toute-puissance de l’État central, les ARS ont été en fait le prétexte à la « mutualisation des fonctions support » afin de rendre des postes, pourtant déjà peu nombreux au regard des très larges missions qui leur ont été assignées. Pour prendre un autre exemple, mieux connu à cause de la faillite des masques, Santé Publique France, agence issue elle aussi d’une fusion, a « rendu », selon son ancien directeur général, François Bourdillon, près de 20% des postes existant dans les entités fusionnées. De même, nos inspecteurs des finances ont misé sur la « synergie » public/privé afin de compenser l’effet des économies budgétaires. Résultat : ils ont cumulé les défauts des deux secteurs, ceux imputés au secteur public et ceux consacrés au secteur privé. L’inspection des finances aime parler de « double dividende ». Ici, il s’agit de « double pertes ». L’effondrement sanitaire que nous connaissons est le symptôme d’une maladie, celle qui a altéré l’État social, l’État construit après la libération dans l’Esprit de Philadelphie (Alain Supiot).

Aussi bien, l’Exécutif, dirigé par un éminent représentant de Bercy, a fort mauvaise grâce de se défausser sur les « agents de l’administration », en l’occurrence ceux des ARS. Les uniques responsables sont les acteurs politiques qui se sont succédé depuis le début du XXIème siècle. Les décideurs politiques se servent de la crise non seulement pour se dédouaner de leurs écrasantes responsabilités mais aussi pour préparer de futures coupes dans l’administration. Il en résultera un État encore plus impuissant, avec, à sa tête, des acteurs qui imaginent compenser cette impuissance par la « magie » du verbe hautain et de la communication infantilisante, laquelle montre, jour après jour, ses tragiques limites.

Par Roland Gori, à lire dans Libération