«C'est dur d'avoir 20 ans en 2020» : l'oubli révélateur de la maladie de nos sociétés

Par Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire de psychologie clinique à l'université d'Aix-Marseille et Marie-José del Volgo, praticienne hospitalière, maîtresse de conférences honoraire à l’université d’Aix-Marseille 10 novembre 2020 à 17:11  

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Tribune. Dans son allocution du 14 octobre, le président Macron a déclaré que c’était «dur d’avoir 20 ans en 2020». Les sexagénaires, septuagénaires et octogénaires se rappelleront que c’était «dur» aussi d’avoir 20 ans dans les Aurès au moment de la guerre d’Algérie, et pas très facile non plus d’avoir 20 ans au moment des «événements» de cette «sale» guerre avec les attentats et l’exode des pieds-noirs. Ils se rappelleront aussi que «c’était dur d’avoir 20 ans» pour leurs pères au moment de la «drôle» de guerre, de la défaite, de l’Occupation allemande et de la Résistance. Ils se rappelleront aussi que «c’était dur d’avoir 20 ans» au moment où les totalitarismes émergeaient en Europe avec leurs funèbres cortèges de crash économiques, de conflits sociaux, d’épurations politiques, de montée des fascismes jusqu’à l’horreur de la Shoah.

Comment un président de la République, dont la culture et l’érudition ne font aucun doute, peut-il en arriver à un tel oubli ? Cet oubli est révélateur de la maladie de nos sociétés modernes dont l’impréparation à la pandémie s’avère la conséquence. Il est urgent de relire l’Etrange Défaite (1940) de Marc Bloch : «Le proche passé est, pour l’homme moyen, un commode écran : il lui cache les lointains de l’histoire et leurs tragiques possibilités de renouvellement.» Une parole réduite à la com collant à l’actualité risque d’apparaître comme du bavardage cachant mal l’impuissance face aux événements. Or, l’heure est grave parce qu’il faut que tous, au-delà des classes d’âge, des groupes professionnels et des intérêts partisans, nous puissions empêcher le «monde de se défaire» comme nous y invitait Camus. Nous n’en avons pas fini avec les épidémies, c’est la troisième épidémie de bêta coronavirus en moins de vingt ans, sans compter la grippe H1N1 et celles qui nous attendent avec les catastrophes climatiques et l’hubris productiviste.

 

Il ne faut pas oublier non plus que la médecine a fait de formidables progrès depuis ces dernières décennies, que la réanimation et toutes ses grandes découvertes datent des années 1950. Si auparavant la population mourait à la maison, aujourd’hui pourrions-nous accepter, faute de parvenir à contrôler l’épidémie, celle-là ou une autre, de laisser mourir des milliers de personnes chez elles sans l’assistance médicale moderne et adaptée à cette nouvelle pathologie ? Avant d’en arriver là, il faudrait déjà prévoir une hospitalisation à domicile avec tous les soignants et le matériel nécessaires pour éviter le tragique abandon des patients. En avons-nous les moyens ? Rien n’est moins sûr en l’état actuel des choses.

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Il nous faut donc prévoir l’avenir sans le confondre avec l’imminent. Il nous faut d’abord lever des malentendus. Nous avons depuis plus de vingt ans analysé et combattu tous les dispositifs de contrôle et de normalisation sociale qui passent par le truchement de la santé et de l’éducation. Le port du masque, les distanciations physiques (et non sociales !) et les restrictions de déplacements n’appartiennent pas, en la circonstance, à cette catégorie. Ils s’imposent faute de vaccins, de traitements… et de prévention sanitaire ! Il nous appartient aujourd’hui de prendre en charge notre «santé» physique et sociale. Ceux-là mêmes qui ont participé sous Sarkozy à altérer nos dispositifs de santé, qui ont raté le déconfinement, ne parviendront pas seuls à réussir le reconfinement et encore moins à restaurer un système de soins permanent dont les spécialistes s’accordent à dire qu’ils constituent le meilleur moyen de lutte contre les épidémies. Il faut penser dans le temps long aussi bien que dans l’urgence. Cela suppose de redonner aux hôpitaux les moyens de fonctionnement dont une technocratie managériale myope les a privés. Il convient aussi de ne pas laisser aux seuls spécialistes, dont la voix est parfois recouverte par la cacophonie des conflits intradisciplinaires, le soin de «conduire les conduites» sanitaires du pays.

Nous appelons à la création de comités citoyens sur l’ensemble du territoire français en charge de créer les conditions à même de lutter contre l’épidémie. Il faut recoudre le tissu sanitaire et social déchiré par près de vingt ans d’idéologie néolibérale et de pratiques sociales déshumanisantes. Il convient de redonner aux acteurs de terrain, personnels médicaux, soignants, éducatifs et autres professionnels, une place de premier rang dans les décisions de réouverture des lieux de vie sociale et culturelle. C’est à nous, citoyens, de nous mobiliser, librement et fraternellement. La liberté «requiert la présence d’autrui», écrivait Hannah Arendt, à distance de cette invitation irresponsable actuelle à transgresser les mesures de protection sanitaire confondues abusivement avec des impératifs sociaux.

Par Roland Gori, à lire dans Libération