" Âge mental : un an et demi ! " par Alain Abelhauser

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Qu’une société se défende et défende les siens me paraît requis et fondamental. Justifié et nécessaire. Mais qu’elle pense le faire en décidant que le mal intérieur doit être symboliquement exclu, est puéril et désastreux. Pour elle, avant tout. Par le mouvement qu’elle fait naître ainsi. Qui n’a pas de fin, et qui dessine ainsi, en définitive, sa propre perte.                

La simplification peut constituer une faillite de la pensée. Mais elle peut aussi en être un puissant support. C’est parfois à simplifier les choses à outrance qu’on leur permet de se décanter et de se révéler.

Cette histoire de la déchéance de nationalité, par exemple. Qu’est-ce ? — nous a-t-on expliqué. Une mesure éminemment symbolique. Sous-entendu : ce n’est pas en termes d’efficacité pratique qu’elle est à juger. Pauvre Lévi-Strauss : lui qui a tenté de montrer, précisément, combien l’efficacité symbolique a d’importance dans la construction du lien social. Le symbolique, n’est-ce pas simplement ce qui va initier une chaîne d’effets en cascade, dans tous les domaines de la vie humaine ?

À quoi revient, depuis mon petit bout de lorgnette, l’idée de déchéance de nationalité ? À considérer que ceux qui commettent des actes de terreur visant les fondements même d’une nation et mettant en péril la capacité qu’ont ceux qui la composent de « vivre ensemble », doivent être exclus de cette nation et de cette société. Et l’opinion publique de trouver cela logique, somme toute. Il faut bien que la nation, que la société, se défendent. Ceux qui veulent sa disparition doivent être non seulement arrêtés réellement dans leur mouvement, mais exclus symboliquement de sa composition.

Tout, ou presque, me semble-t-il, a été dit et écrit sur les enjeux constitutionnels et politiques que cela suppose. Et sur la forme d’aberration que cela représente. Mais on s’est moins attardé, me semble-t-il aussi, sur la dimension psychique qui y est associée — et qui me paraît pourtant très éclairante.

Quand un tout petit enfant se construit, il lui faut arriver à discriminer progressivement l’intérieur et l’extérieur, le « moi » et l’« autre ». Et la notion de « bon » et de « mauvais » est précieuse pour cela. Le bon, c’est ce qu’on peut manger, incorporer, faire sien, garder pour soi. Le mauvais, au contraire, c’est ce qu’il faut cracher, rejeter, mettre à l’extérieur, réserver à l’autre. Freud a essayé de s’en expliquer, et on peut être tenté de voir à sa suite — dans ce geste d’association de l’interne, du « moi » et du « bon », d’une part, et de l’externe, de l’« autre » et du « mauvais », d’autre part — le fondement de beaucoup de choses, dont ce que l’on appelle « racisme ».

Mais n’est-ce pas ce dont il s’agit aussi avec la déchéance de nationalité ? Ceux qui perpètrent ces actes visant à nous faire vaciller de la sorte ne sont pas dignes de faire partie de notre nation — d’être « à l’intérieur », d’être des nôtres, d’être mien. Il faut les cracher, les exclure, en faire « des autres » ; car il n’y a que l’« autre » qui puisse être mauvais, méchant, à ce point.

Certes. Soit. La messe est dite. À ceci près que ce que découvre aussi, parfois, l’enfant devenant homme, est que ce partage simple ne tient pas vraiment. Il y a en moi du mauvais qui persiste et s’enracine ; et il y a même parfois en l’autre du bon qui se révèle ! Je ne peux exclure de moi le mauvais qu’à m’amputer d’une part de moi-même toujours plus grande, jusqu’à ce qu’il ne reste, de moi, plus rien. Cela s’appelle l’épuration, et c’est sans issue.

Alors ? Qu’une société se défende et défende les siens me paraît requis et fondamental. Justifié et nécessaire. Mais qu’elle pense le faire en décidant que le mal intérieur doit être symboliquement exclu, est puéril et désastreux. Pour elle, avant tout. Par le mouvement qu’elle fait naître ainsi. Qui n’a pas de fin, et qui dessine ainsi, en définitive, sa propre perte.

Nous n’en sommes pas là, bien sûr. Mais il est certainement inutile de vouloir à tout prix emprunter cette pente.

 

Alain Abelhauser

 

Psychanalyste, Professeur des universités

Par Roland Gori, à lire dans Libération