Les services sociaux ne sont pas des services marchands

Bref exposé de la situation : En France, de plus en plus de services et établissements sociaux, éducatifs, médico-sociaux sont contraints de passer par des appels d'offres, notamment dans les domaines de l'insertion et de la formation, et sont mis en concurrence avec des opérateurs privés, notamment dans l'accueil de la petite enfance, les établissements pour personnes âgées et les soins à domicile. En outre, les dossiers de candidatures sont de plus en plus compliqués à monter, décourageant et disqualifiant les petites structures associatives qui ne disposent pas des moyens administratifs pour ce faire.

Ces nouvelles modalités imposées par les autorités publiques sont d'autant plus exigeantes qu'elles doivent se conformer à des exercices juridiques imposés par le droit communautaire au nom duquel les instances européennes (Commission et Cour de justice) peuvent sanctionner tel ou tel État membre en raison d'une erreur manifeste, c'est-à-dire de la non application d'une ou plusieurs règles des marchés publics et de la concurrence, fondements économiques et idéologiques de l'Union européenne.

Il faut savoir que dans le droit communautaire primaire (contenu des traités), les aides d'État, quelles que soient leurs formes (subventions, prix de journées, budgets globaux, etc.) sont interdites car étant réputées fausser la libre concurrence (article 107 TFUE). Et cette interdiction ne peut être levée qu'à titre dérogatoire (article 106-2 TFUE) lorsqu'elle nuit à l'exercice des missions d'intérêt général. Cette dérogation aux principes fondamentaux a été mise en %oe%uvre en 2003 à la suite de l'arrêt Altmark de la Cour de justice européenne ; depuis, d'autres dispositions complexes et porteuses de contentieux ont été établies et regroupées dans un paquet de mesures (paquet Monti-Kroes-2005) dont l'impact est en cours d'évaluation à l'échelon des États membres et de la Commission.

À la suite de différents contentieux portés devant la Cour de justice, cette dernière a rendu plusieurs arrêts générant une jurisprudence abondante. Celle-ci comporte des orientations diverses - voire opposées - mais la doxa communautaire ne privilégie et n'impose que celles confortant l'économie (sociale) de marché et l'idéologie qui lui est associée.

C'est ainsi que sont posés comme juridiquement indépassables un certain nombre de principes mettant à mal les services publics - dont les services sociaux - et le caractère non lucratif de la solidarité et de l'égalité, à savoir :

- Tout service est une entreprise (arrêts Pavlov-2000 & Freskot-2003) car offrant un service sur un marché (arrêt Wouters-2002). Dés lors, confondant activité et action, noyant les différentes fonctions collectives dans l'omnipotence du marché, ces dernières sont identifiées comme des activités marchandes.
- Toute prestation est une activité économique même si ce n'est pas le bénéficiaire qui paie directement le service rendu (arrêt Bond van Adverteerders-1998). Ainsi, la notion de tiers payant, de remboursement par l'État ou les collectivités territoriales au titre des dépenses obligatoires, ne saurait exonérer les services et établissements prestataires de la qualification commerciale.

Ces dispositions existent dans le droit communautaire depuis un certain temps déjà mais hormis quelques plaintes aboutissant à des arrêts de la Cour européenne, elles étaient plus ou moins inconnues des différents opérateurs et relativement peu mises en %oe%uvre ou adaptées aux configurations nationales par chacun des États membres. Il a fallu la Directive services, initiée par le Commissaire Bolkestein pour réveiller les différentes parties et susciter des controverses à tous les échelons, depuis sa conception jusqu'aux transpositions obligatoires dans le droit interne des 27.

Comme son titre l'indique, cette directive 2006/123/CE est relative aux services dans le marché intérieur. Elle n'est pas survenue par hasard car les services représentent 70 % du PIB européen et leur développement concurrentiel, notamment par des PME, est apparu, selon les considérants du texte, comme impératif pour favoriser la croissance économique et la création d'emplois dans l'Union européenne.

Au départ, dans le droit fil des préconisations de l'OMC (via l'Accord général sur le commerce des services, AGCS) poussant à la libéralisation de tous les services), sauf de rares et nébuleuses exceptions (conformément à la vocation historique de l'Union européenne-depuis les traités de Rome en 1957) et sous la pression des entreprises, notamment du MEDEF français, le projet de directive du commissaire Bolkestein devait s'appliquer à tous les services.

Une fois n'étant pas coutume, activés par le lobbying de certains regroupements de l'économie sociale, devant l'hostilité du Comité des régions et du Comité économique et social, les eurodéputés se sont majoritairement opposés à la proposition de directive, y imposant l'exclusion d'un certains nombre de services, notamment ceux censés être fournis sans échange d'une contrepartie économique. Finalement, la directive a été adoptée par la codécision du Conseil et du Parlement le 12 décembre 2006, et elle devait être transposée dans le droit interne de chaque État membre au plus tard avant la fin de l'année 2009.
Dans une sorte d'inventaire à la Prévert, se trouvent donc exclus du champ d'application de la directive (article 2) : les services d'intérêt général non économique (2-2-a) ou SIGNE, devenus SIEG (services d'intérêt économique général) dans le protocole 26 annexé au traité de Lisbonne ; les services de soins et de santé publics et privés (2-2-f) ; les activités participant à l'exercice de l'autorité publique (2-2-i) ; les services sociaux relatifs au logement social, à l'aide à l'enfance, à l'aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou temporaire dans une situation de besoin qui sont assurés par l'État, par des prestataires mandatés par l'État ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l'État (2-2-j).

Tout semble donc sécurisé, sauf que les exemptions de la circulaire ne dédouanent pas des obligations de respecter les autres règles communautaires de la concurrence et des marchés !

De plus, manquent à l'appel, les services d'accueil de la petite enfance, ceux dispensant des aides à domicile, ceux relatifs à la formation, à l'éducation populaire, les établissements recevant des personnes âgées restés dans le champ du marché et de la concurrence, c'est-à-dire ceux qui représentent des débouchés prometteurs pour des opérateurs à but lucratif.

En somme, la protection des services ci-dessus énumérés contre les forces du marché n'est que virtuelle, soumise à l'appréciation au cas par cas par les instances européennes jusqu'à présent hostiles à la promulgation d'un texte clair et proactif sécurisant les services d'intérêt général (SIG), catégorie dont font partie les services sociaux d'intérêt général (SSIG).

Procédant d'une lecture libérale et non critique de certaines dispositions communautaires brièvement évoquées ci-dessus, ces derniers sont classifiés dans les services d'intérêt économique général (SIEG), à l'instar d'autres services tels que les transports, l'énergie, les télécommunications, au milieu lesquels ils sont noyés et sans poids. Pour bien comprendre, s'il le fallait encore, cette surdétermination économique, il faut savoir que les SIEG sont des services économiques auxquels les pouvoirs publics assignent des missions d'intérêt général.

Résistances

En l'état actuel des choses, les services sociaux sont donc incorporés et abîmés au risque de disparaître - dans l'économie marchande, situation que la plupart des acteurs considèrent, avec plus ou moins de fatalisme, comme indépassable. Tel n'est pas le cas d'une minorité d'entre eux, parmi lesquels MP4-Champ social.
Depuis 2009, en effet, cette association regroupant des professionnels du champ social a effectué une analyse juridique, économique et politique de la directive service, soutenant que les services sociaux par origine, statut et mission, ne sont pas des services marchands et qu'il faut donc barrer l'accès de ce secteur aux opérateurs dont la seule finalité est le profit financier.

Pour des raisons de solidarité et d'égalité, d'une part, mais aussi compte tenu des effets pervers des logiques marchandes quand elles sont appliquées aux pratiques cliniques (sélection des cas les plus rentables, dumping dans la conquête des marchés, prégnance de la rentabilité sur les durées d'intervention, le nombre et la qualité des intervenants, etc.) , les services sociaux, comme les autres services de l'éducation ou de la santé, doivent demeurer des services de qualité accessibles à tous les ayants-droits. Ceux-ci ne sauraient devenir des clients, conformément à la logique libérale dominante en Europe et ailleurs, sollicitant, s'ils en ont les moyens, des prestations consuméristes, loin du pacte républicain et de l'ardente obligation conférée par l'article premier de notre Constitution (la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale).

Par un travail minutieux, le groupe SSIG de MP4-Champ social, a revisité le corpus des textes européens (droit primaire, droit dérivé, arrêts de la cour européenne, recommandations n'ayant qu'une valeur incitative) aux fins d'en extraire autant d'arguments plaidant en faveur de l'exclusion de tous les services sociaux du champ du marché. Sur ces bases juridiques oubliées ou cachées, il a été possible de construire un argumentaire tendant au (re)classement des SSIG dans les services non économiques d'intérêt général (SNEIG). Celui-ci est consultable sur le site www.mp4-champsocial.org
Cette position, soutenue par plus de 4500 signataires de deux pétitions mises en ligne, a renforcé la représentativité et la crédibilité des interventions constantes et insistantes faites aux différents niveaux, national et communautaire.
À l'heure actuelle, force est de constater une évolution significative, certes encore loin du compte car la Commission s'enferme dans son entêtement, des positions officielles de certaines des instances de l'Union européenne. Naguère ultra-minoritaire, jugée comme excessive ou irréaliste, la doctrine soutenue par MP4-Champ social tend, maintenant, à impacter les préoccupations au plus haut niveau européen. C'est ainsi que la question de la clarification entre les aspects économiques et les aspects non économiques, est devenue centrale et que la possibilité d'un statut hors marché pour les services sociaux est reprise bien au-delà de MP4-Champ social.

L'exclusion des règles de la concurrence et des marchés publics aurait la triple conséquence de démarquer les services sociaux de la compétence européenne, relevant désormais de chacun des États membres en vertu du principe de subsidiarité , pierre angulaire de la construction européenne, elle redonnerait à l'économie sociale et solidaire sa vocation essentielle d'insertion et de cohésion sociale et, surtout, elle chasserait les marchands loin du temple, aux portes duquel ils demeurent encore aujourd'hui.

Rien n'étant encore acquis, il faut poursuivre la résistance et accentuer l'expertise au sein des instances européennes parmi lesquelles MP4 est désormais présent en tant que partie prenante (Skateholder). Sachant que la décision est d'ordre politique, il appartient à chacun d'entre nous, plus nombreux encore, d'intervenir auprès de l'eurodéputé(e) de sa circonscription.

La conjugaison des différentes interventions et leur synergie doit, en effet, contribuer au renversement de la doctrine relative aux services sociaux d'intérêt général.

L'Appel des appels doit maintenant amplifier cette mobilisation et ce mouvement.

Joël HENRY, Michel CHAUVIÈRE