Les scribes de nos nouvelles servitudes

Article paru dans le n°37 de la revue Cités

L'expertise deviendrait-elle la matrice permanente d'un pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes » ? L'expertise deviendrait-elle aujourd'hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d'une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d'« intérêt » avait su produire au XVIIe siècle dans l'art de gouverner ? Et telle la notion d'intérêt, le concept d'expertise poussé au centre de la scène sociale détiendrait son succès et sa promotion idéologique qu'à la condition expresse de ne pas être défini avec précision.

C'est ainsi que le rapport de mission de Guy Vallancien sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissements place l'expertise au c%oe%ur du dispositif de recomposition gestionnaire des hôpitaux. L'expertise apparaît ici une fois encore comme ce nouveau paradigme qui permet une « évaluation objective des hommes » et de leurs actes, seul à même d'améliorer la « chaîne de production de soins ». Le concept d'expertise objective, indissociable de la culture managériale dont il provient, en arrive à jouer en tant que remède le rôle que le foie jouait naguère dans la cause des maladies pour les médecins de Molière. Cette évaluation qui se veut objective, quantitative et « scientifique » rassemble par l'opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l'esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques. Ce modèle de l'évaluation n'est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles paradoxalement s'installent ces nouveaux dispositifs de normalisation sociale ?
Comment ne pas penser aujourd'hui face à la recomposition des pratiques de soin, de recherche et d'enseignement que nous sommes en présence d'une nouvelle civilisation qui décompose toute activité humaine en capitaux et intérêts, pour toujours davantage installer au c%oe%ur de notre quotidien une certaine conception du monde assurant notamment l'hégémonie d'une culture anglo-américaine ? A la fois pratique de pouvoir et idéologie, l'expertise assure ainsi une prescription anthropologique au nom d'une description soi-disant scientifique et objective de la réalité.

L'obsession gestionnaire à l'Université et la nouvelle politique de civilisation
Je pense comme Lindsay Waters qu'à l'Université « les barbares sont à nos portes » et que nous assistons à une « éclipse du savoir ». Lindsay Waters, un des plus hauts responsables éditoriaux des Presses Universitaires d'Harvard, s'inquiète de voir les Universités transformées en « centres de profit » et réduites à des « entreprises » comme les autres. Il constate que notre milieu se trouve « contaminé par cette épidémie d'escroqueries qui semble avoir infecté une bonne part de la société américaine ». J'ajoute à ce diagnostic un certain nombre de remarques sociales et anthropologiques déduites de mes expériences depuis plus de trente ans au sein de la plupart des dispositifs d'évaluation des enseignants et de la recherche à l'Université. Au cours de ces dernières années, l'évolution de l'évaluation vers des critères de plus en plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés a produit un véritable déficit du débat démocratique dans les commissions d'expertise dont les membres sont pourtant en majorité soucieux de justice, d'équité et de pensée critique. La dévalorisation de la parole au profit du chiffre, si caricaturales que puissent être les procédures qui le fabriquent, participe d'une véritable initiation sociale aux vertus du capitalisme dont, on le sait, « le commerce adoucit les m?urs ».

Remarquons tout d'abord que cette logique du marché qui sévit actuellement dans la recherche et les publications, à partir de l'évaluation bibliométrique par exemple, favorise toujours davantage une culture du « profit à court terme », profit volatile, instable, éphémère, culture obsédée par l'immédiat et le rentable. Les objets de la recherche ont épousé la configuration des autres produits de consommation : dépassés sans cesse ils doivent se renouveler dans l'urgence d'une concurrence féroce permettant tout et n'importe quoi, invitant toujours plus à la méfiance collective et à l'instrumentation des autres davantage qu'au travail d'équipe et à l'esprit de loyauté. La recherche et l'Université ont épousé les idéaux de l'économie de marché et leurs espaces institutionnels ressemblent de plus en plus à la géographie de nos praxis sociales. La « cage de fer » (Max Weber) de ces institutions traditionnelles et hiérarchiques a volé en éclats sous la pression conjointe des « déconstructions » libertaires de l'autorité et des exigences impitoyables du néolibéralisme. La sujétion à des réseaux de prescription sociale, à des dispositifs de micro-pouvoirs culturels masqués par l'anonymat et structurés parfois dans le cynisme froid et calculateur des petits maîtres, a remplacé l'allégeance aux « mandarins », à leur forme directe de domination et à leurs préférences doctrinales. Aujourd'hui, c'est sur le « marché » des valeurs mobiles, précaires, flexibles des alliances opportunistes et selon un despotisme toujours plus étendu dans le détail des petites affaires que se « monnayent » les recherches et les publications. Bien sûr la forme actuelle de l'évaluation du savoir à l'Université révèle, dans sa genèse et dans sa fonction, sa communauté véritable avec les opérateurs matriciels de subjectivation et de normalisation du capitalisme : monnaie, capitaux, marchandises, logique de profit calculé. Mais cette civilisation des m?urs universitaires s'étend aujourd'hui toujours plus selon des valeurs et des normes propres à ce que Richard Sennett, par exemple, a décrit comme « culture nouveau capitalisme » : faible loyauté institutionnelle, diminution de la confiance informelle et affaiblissement d'un savoir du métier.

Nous sommes entrés à pieds joints à l'Université dans les paysages de l'urgence, de la rentabilité immédiate et de l'exploitation optimale des potentiels. C'est une authentique initiation sociale normative qui se met en place par des rituels d'évaluation de la recherche et de l'enseignement. La pertinence des critères importe bien moins que l'obéissance implicite aux valeurs que cette culture requiert. Pour exemple, la durée moyenne de vie d'une publication scientifique, c'est-à-dire sa valeur institutionnelle pour la communauté professionnelle, est d'environ 4 ans, de 2 ans pour certaines « banques de données ». Les qualifications prononcées par les sections du Conseil National des Universités permettant de concourir à des postes universitaires le sont pour une durée de 4 ans, de même les accréditations et les habilitations des laboratoires de recherche, avec parfois des évaluations à « mi-parcours ». Il est fréquemment exigé des services « gestionnaires » des Universités que les enseignants « donnent » à l'Administration leurs sujets d'examen avant même d'avoir commencé leurs cours La durée et le nombre de thèses sont de plus en plus strictement limités, quel que soit le champ disciplinaire, ses contraintes spécifiques ou celles du candidat. Ici ce sont les doctorants eux-mêmes qui deviennent flexibles, jetables, homogènes, mis sans cesse en demeure de se montrer réactifs et en permanence disponibles. Dans la « société du spectacle » où la recherche tend à se mettre en scène à partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les publient, au moins les doctorants sont-ils dispensés d'avoir à apprendre leur métier, de s'inscrire dans des réseaux de loyauté mutuelle ou d'avoir à se faire confiance. Cette course effrénée à une productivité formelle et éphémère accroît la précarité des conditions d'existence institutionnelle des universitaires. Pourquoi ? J'avancerai que cela provient en partie de « la politique de civilisation » de nos sociétés de « contrôle » et de « défiance », de la nécessité pour le capitalisme financier de produire de nouveaux espaces sociaux en reconfigurant la géographie de la recherche, de la culture et du soin . Quant aux universitaires et aux laboratoires auxquels ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie institutionnelle dépendent étroitement de « réseaux intellectuels » extrêmement puissants qui assurent une hégémonie anglo-américaine quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques . Ces évaluations bibliométriques ont-elles d'ailleurs d'autres valeurs que celles de devoir assurer une hégémonie de la civilisation anglo-américaine contrôlant la production, la sélection et la diffusion des connaissances scientifiques ? Et ce au moment même où sur le marché mondial de l'édition, la concurrence fait rage, en particulier pour le contrôle de l'activité d'information et de diffusion scientifique, technique et médicale qui se révèle l'une des plus rentables .
Nous sommes bien ici avec ces dispositifs actuels d'évaluation quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires confinés à des activités professionnelles rigoureusement et régulièrement régulées, cadrées, standardisées, homogénéisées et façonnées par le « fétichisme de la marchandise ». Occupés à produire des publications à partir desquelles ils seront « évalués » en permanence, les universitaires deviennent des « fonctionnaires » comme les autres, strictement ajustés à leur fonction. Les professeurs d'Université se voient ainsi libérés d'avoir à penser, à critiquer ou à réfléchir à la finalité de leur entreprise ou même de leurs recherches : « Dans notre civilisation technique, il est en fin de compte inévitable que ne soit pas tant récompensée la puissance créatrice de l'individu que son pouvoir d'adaptation. Dit en une formule : la société des experts est en même temps une société de fonctionnaires. Car ce qui constitue le concept du fonctionnaire, c'est qu'il se concentre lui-même sur l'exercice de sa fonction. » Ici encore fin de « l'idéal héroïque ».

L'évaluation des enseignements et des recherches constitue un analyseur précieux de cette nouvelle « politique de civilisation » qui fait de l'évaluation et de l'expertise d'authentiques dispositifs d'initiation sociale . Et j'ajouterai d'authentiques dispositifs de servitude volontaire aux valeurs culturelles néolibérales prônées par la civilisation anglo-américaine. La « monnaie » qui a cours aujourd'hui sur le « marché » des enseignements et de la recherche ou du soin se rapproche sans cesse et toujours davantage, dans sa forme et dans sa fonction, des modes de gestion et d'investissement de l'argent et des capitaux. L'« unité de compte » dans tous les sens du terme se trouve promue véritablement « monnaie-étalon » de l'évaluation du « commerce des pensées » dans l'enseignement comme dans la recherche. Non seulement parce que de l'évaluation dépendent les crédits et les postes mais encore davantage comme manière de penser la recherche, l'enseignement ou le soin. Ce modèle de l'évaluation prend la forme (Bildung) d'une pensée calculatrice, dans tous les sens du terme, et finit par déterminer même les contenus. L'« unité de compte » homogénéise, standardise, normalise les enseignements et les « produits » de la recherche en les rendant commensurables. Les systèmes d'équivalence nationaux et européens exigés, par exemple lors de la mise en place de la réforme LMD , ont favorisé pour des raisons de commodité évidentes cette tendance à rendre commensurables les « produits » de l'enseignement et de la recherche. Cette tendance à reconfigurer les pratiques et les objets culturels à partir de nouveaux espaces communautaires, internationaux, propres à la géopolitique du capitalisme est indéniable, sans doute irréversible et pas forcément néfaste. Il convient néanmoins de prendre la mesure des effets culturels spécifiques que cette production géopolitique accomplit en tant que pratique sociale et comme nouveau paradigme idéologique. Par exemple, « l'unité de compte » impose une forme numérique au savoir qui n'est pas sans conséquences anthropologiques, sociales et politiques. A l'Université comme à l'hôpital, c'est la « tarification à l'activité » qui s'impose pour conférer une « valeur » aux pratiques du soin et de la formation : ce qui n'est pas comptable ne compte pas, le temps passé auprès d'un patient angoissé ou le travail réalisé avec un doctorant qui ne soutiendra jamais sa thèse. Cette matrice d'assujettissement consiste notamment à ne retenir comme savoir, recherche ou soin que ce qui compte, ce qui s'échange et peut se transmuter en chose. Ce rationalisme économique du monde, de soi, de ses actes et de ses relations à autrui se révèle comme un puissant dispositif anthropologique.

Un dispositif anthropologique ?

Quand je parle de dispositif, c'est au sens fort du terme tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault : « j'appelle dispositif tout ce qui a d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. » Le dispositif présente pour Foucault une nature et une fonction essentiellement stratégiques qui supposent des interventions dans les jeux de pouvoir par des types de savoir dont ils sont à la fois l'occasion, la conséquence et l'origine. Comme l'écrit Giorgio Agamben : « le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c'est par quoi il est aussi une machine de gouvernement. »
Ce dispositif de l'évaluation quantitative dont nous voyons crûment les méfaits dans les domaines du soin, de la recherche et de l'éducation, tend à transformer ces institutions en essentielle matrice de subjectivation et d'idéaux normatifs. Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin, de la culture et de l'éducation érige la figure anthropologique d'un homme réifié. Cet homme nouveau, mutilé et réifié dans ses activités d'enseignement et de recherche, sélectionne ses partenaires en fonction de ce qu'ils lui rapportent, et choisit ses concepts, ses thèmes de recherche et les citations d'auteurs de ses articles en fonction des supports de publication auxquels il les adresse et des membres des comités d'expertise auxquels il les destine. Bref, l'expertise bibliométrique quantitative qui tend aujourd'hui à s'imposer dans l'évaluation des travaux de recherche fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des publications comme on présente son profil sur le Net pour chercher des partenaires amoureux ou préparer des entretiens d'embauche, c'est-à-dire dans une totale autoréification . Un des symptômes les plus massifs de cette pathologie sociale de « la société du mépris » se manifeste avec insistance ces derniers temps dans l'application systématique d'un principe de classement des revues scientifiques, et en conséquence des chercheurs et des équipes à partir d'un Impact factor dont la validité s'avère pourtant des plus problématiques . Cette passion bibliométrique propre au nouveau paradigme idéologique de l'expertise peut rendre invisibles des secteurs entiers de la connaissance, annihiler par des pratiques éditoriales « mafieuses » ou « claniques » le travail des chercheurs ou encore les conduire à devoir adopter des stratégies de soumission à de puissants « réseaux intellectuels » assurant l'hégémonie de la culture et du « marché » scientifiques anglo-américains . N'oublions pas que l'évaluation de la production scientifique des chercheurs et des laboratoires détermine à l'Université l'habilitation des diplômes, l'accréditation des équipes et la carrière comme la promotion des enseignants-chercheurs. Auparavant cette évaluation se fondait en toute légitimité sur l'évaluation des travaux de recherche par les pairs et pouvait donner lieu à de larges débats tant en ce qui concerne la qualité de la recherche que les supports de publication (revues, livres, etc.). Cette époque "préhistorique" est terminée. A l'époque de l'homme numérique et à l'heure de la google-civilisation on tend à lui préférer aujourd'hui l'évaluation bibliométrique qui évite aux évaluateurs d'avoir à lire les travaux qu'ils expertisent en ne fondant leur jugement que, par exemple pour l'Impact factor, sur le niveau de citation des revues pour l'essentiel nord-américaines.
Passons sur les biais méthodologiques de cet Impact factor, passons encore sur la normalisation des recherches et des chercheurs qu'il produit en les conformant aux intérêts scientifico-économiques américains, passons encore sur le quasi monopole qu'il confère aux organismes scientifiques et éditoriaux américains sur le "marché" scientifique, passons encore sur le pouvoir de domination idéologique, linguistique et culturel qu'il apporte au "rêve américain", il est des disciplines scientifiques où sa commodité l'impose sans compromettre le devenir des recherches et des chercheurs. Il en est d'autres où ce système d'évaluation constitue une normalisation idéologique à l'intérieur même de la discipline en favorisant certains courants de pensée (soluble dans le modèle anglo-saxon) et en en stigmatisant d'autres (les plus européens). Après avoir été longtemps rétif au "rêve américain", l'establishment de la psychologie à l'Université s'engouffre dans l'évaluation bibliométrique, dispositif par lequel la Nomenklatura de la psychologie pourra assurer à terme la promotion des idéologies cognitivo-comportementales de l'homme performant et l'exclusion définitive de la psychanalyse de l'université. Des commissions dites AERES/CNRS/CNU ont consacré au début de l'été ce formidable pouvoir de normalisation et de destruction massives non sans provoquer quelques réactions au sein de la communauté scientifique.

Fonctions de l'écriture et styles anthropologiques

Les formes de discours et de procédures que l'on trouve à un moment donné d'une société définissent un style de savoir qui « n'est pas la science dans le déplacement successif de ses structures internes, c'est le champ de son histoire effective. » Les institutions comme l'hôpital, l'Université ou la justice se transforment techniquement, administrativement et socialement en fonction des styles de savoir propres à une époque. Car non seulement ce savoir émerge d'une niche culturelle, mais il participe en retour à la recoder par la fabrique de nouvelles sensibilités sociales et psychologiques des individus et des populations. Cette solidarité des dispositifs institutionnels, des savoirs et des praxis sociales, s'étend indirectement aux formes que la science prend à un moment donné pour parvenir à ses objectifs. Par exemple, Jean-Pierre Vernant a montré que la transformation des pratiques sociales des Grecs entre le VIe et le début du IIIe siècle avant J.C. constitue un événement décisif dans l'histoire de la pensée grecque et ce quel que soit le domaine dans lequel elle s'exerce. L'isonomia qui fait de chaque citoyen un semblable est venue favoriser l'émergence de la démocratie organisée autour de l'agora de la Cité et constitue un élément de civilisation déterminant pour tous les secteurs de vie et de pensée. La Cité réglée par l'isonomia devient un modèle, une catégorie de penser le monde, le rapport à soi-même et aux autres. L'acte de naissance de cette forme de rationalité propre à la pensée grecque de cette époque permet de penser l'ordre du monde physique, social et humain selon le même modèle : rapport de symétrie, d'équilibre et d'égalité entre les différents éléments qui les composent. Jean-Pierre Vernant montre que « De fait, c'est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s'est tout d'abord exprimée, constituée, formée [] en fournissant aux citoyens le cadre dans lequel ils concevaient leurs rapports réciproques, la pensée politique a[-t-elle] du même coup orienté et façonné les démarches de leur esprit dans d'autres domaines. » La philosophie, la logique, les mathématiques, la physique, la justice, l'art, la médecine, l'architecture, se transforment en miroir des pratiques sociales qui tendent au quotidien à s'imposer dans la Cité. Les concepts même de loi, d'écriture, de vertu, de vérité et de preuve, d'administration, de monnaie, de raison, d'espace etc., se transforment sous la pression d'un savoir qui fait de la tempérance, de la mesure, du juste milieu, les conditions nécessaires pour rendre le monde intelligible et le rapport aux autres et à soi-même raisonnable. Cette géométrisation rationnelle et abstraite du monde constitue l'artifice par lequel s'établit une communauté de savoir entre des réalités différentes. Le calcul raisonné, l'astronomie, l'architecture, la médecine, la philosophie et la démocratie émergent progressivement de ce savoir rationnel dans le cadre duquel leurs cohérences particulières s'élaborent. Et chacun de ses domaines fait apparaître, avec les procédures qui lui sont propres, les connaissances, les pratiques et les objets qui sont les siens à condition que leurs profils que je dirai ontologiques puissent être admis, au moins un temps et en partie, par cet épistémè.

Cette nouvelle raison grecque en même temps qu'elle fabrique un Homme Nouveau redistribue le statut et la fonction de la parole et de l'écriture. La démocratie se révèle comme une manière de s'y prendre dans les distributions de la parole qui fait de chaque semblable un citoyen, un « animal politique » ayant le devoir et le droit de faire reconnaître la rationalité de ses arguments. En ce sens, l'écriture constitue l'instrument par lequel la Cité garde en mémoire les lois et les rituels propres à cette rationalité collectivement acquise. L'écriture s'y révèle seconde par rapport à la parole qui constitue authentiquement la technique par laquelle la raison s'édifie en tant que « fille de la cité ».

L'avènement de cette forme de rationalité s'est réalisé avec le déclin de la pensée mythique et de l'organisation sociale de cette civilisation palatiale propre en particulier à la Grèce des « temps obscurs ». Dans l'économie palatiale la vie sociale est centrée par Palais, autour duquel se concentrent non seulement la vie économique, militaire, religieuse, mais encore les dispositifs administratifs, comptables et de contrôle. Le personnel administratif avec ses techniques de comptabilité et ses réglementations strictes de la vie économique et sociale est entièrement au service des monarques. Tout ce système de contrôle repose sur l'emploi de l'écriture et la constitution d'archives transformées en formidables instruments de puissance de l'État sur un territoire, une population et des individus. Jean-Pierre Vernant met en évidence l'importance des scribes, en particulier crétois passés au service des dynasties mycéniennes dans la mise en place de ses moyens de contrôle et de réglementation. Or comme le remarque Jean-Pierre Vernant, dans la chute de l'Empire mycénien c'est le système palatial tout entier qui s'écroule avec son appareil administratif au point que « l'écriture elle-même disparaît, comme engloutie dans la ruine des palais ». Quand les Grecs redécouvrent l'écriture vers la fin du IXe siècle avant J.C. en l'empruntant cette fois aux Phéniciens, sa « signification anthropologique » n'est plus la même : « ce ne sera pas seulement une écriture d'un type différent, phonétique, mais un fait de civilisation radicalement autre : non plus la spécialité d'une classe de scribes, mais l'élément d'une culture commune. Sa signification sociale et psychologique se sera aussi transformée on pourrait dire inversée : l'écriture n'aura plus pour objet de constituer à l'usage du roi des archives dans le secret d'un palais ; elle répondra désormais à une fonction de publicité ; elle va permettre de divulguer, de placer également sous le regard de tous, les divers aspects de la vie sociale et politique. »

L'expression de « fait de civilisation » qui surgit sous la plume de Jean-Pierre Vernant me permet de rapprocher sa thèse des analyses qu'après Foucault je tente ici de réaliser entre les formes de pouvoir et les formes de savoir. Les rapports de pouvoir et de normalisation qui s'inscrivent matériellement dans l'espace social favorisent l'émergence de nouveaux paysages de pensée et de représentation qui viennent en retour les recoder, les légitimer et les sélectionner.

Tout au long de ce travail, j'ai essayé de montrer que nous étions peut-être aujourd'hui avec le paradigme de l'évaluation généralisée face à une mutation anthropologique. Alors pour conclure, il conviendrait peut-être de se demander si dans nos sociétés actuelles de contrôle et de normalisation sécuritaires dont les dispositifs d'évaluation constituent la nouvelle étape, les experts ne seraient pas les scribes de nos « nouvelles servitudes ». Les nouveaux scribes, non d'un pouvoir disciplinaire et souverain étendant son contrôle sur un territoire géographiquement bien délimité et son emprise sur des populations hiérarchisées, mais les scribes d'un pouvoir réticulaire, liquide, flexible, mobile, sécuritaire, annihilant l'espace par le temps et d'expansion illimitée. Pouvoir qui viendrait abolir la liberté et l'égalité réelles au nom même de leur valeur formelle et qui par cette nouvelle catégorie de pensée de l'expertise assurerait sa domination sur des populations précaires, mal définies, en constante évolution au nom même de leur bien être et de leur sécurité. L'écriture pourrait alors acquérir aux dépens de la parole une formidable puissance de contrôle et d'asservissement au nom même de la liberté du contrat comme de la nécessité de protéger et de suivre les populations. Si tel était le cas, cette mutation des fonctions respectives de l'écriture et de la parole, leur redistribution en miroir de celle qui a accompagné la naissance de la Polis, constituerait un fait de civilisation à l'horizon duquel se profilerait une menace sur les fondements même de notre démocratie. Les scribes de ces « nouvelles servitudes » tendraient alors à consolider et à étendre le pouvoir sécuritaire d'un nouvel empire dont la religion serait le profit à court terme, le rituel l'administration scientifique du vivant et la lingua franca probablement l'anglo-américain.