Comment sortir de la rationalité néolibérale ?

Entretien avec Patrice Bollon, janvier 2009



1/ En quoi la rationalité néolibérale diffère-t-elle de la rationalité démocratique et entre-t-elle en conflit avec elle ?

Il faut tout d'abord préciser que la rationalité démocratique (au sens de la démocratie libérale) fut une rationalité strictement politique, alors que la rationalité néolibérale a pour originalité d'étendre la logique du marché à toutes les sphères de l'existence humaine, y compris la sphère politique. Une telle extension affecte profondément la relative autonomie jusque là reconnue à la sphère politique. Or la démocratie libérale reposait sur une séparation plus ou moins nette entre le politique et l'économique. Soumettre l'action de l'Etat aux impératifs de la «performance» et du «résultat» ainsi qu'à la logique comptable qu'ils imposent, c'est justement effacer cette séparation. Tout découle de là.

La démocratie libérale faisait prévaloir dans le champ de l'action étatique la norme du droit public, la rationalité néolibérale tend à transformer l'Etat en une entreprise soumise comme toutes les autres aux règles du droit privé. La démocratie libérale faisait, sinon dans la pratique du moins à titre de norme, du pouvoir législatif le « pouvoir suprême » (Locke), la rationalité libérale tend à faire de l'exécutif le pouvoir auquel tous les autres doivent être subordonnés. Non pas en raison d'une quelconque prédilection pour les formes bonapartistes d'exercice du pouvoir (formes dans lesquelles la fiction du droit public continuait de prévaloir), mais parce que l'exécutif est le garant ultime de la soumission de toute la sphère politique à la logique du droit privé. On le voit aujourd'hui avec la proposition de fixer une limite horaire à la délibération du législatif (soi-disant pour ne pas perdre de temps et éviter l'obstruction de l'opposition), on le voit également avec le projet de substituer au juge d'instruction indépendant un juge dépendant du Parquet, on le voit encore avec les réformes de la Poste ou de l'hôpital. Partout c'est l'exécutif qui joue le rôle de vecteur des normes du droit privé à l'intérieur même de la sphère étatique. Tout se passe comme si l'exécutif s'évertuait à jouer, vis-à-vis des autres pouvoirs comme vis-à-vis des entreprises publiques, le rôle tenu par « l'actionnaire » vis-à-vis des dirigeants et des salariés des entreprises privées.

C'est donc la logique même de l'Etat actionnaire et entrepreneurial qui commande la suprématie de l'exécutif. Cela n'a rien à voir avec une tentation « autoritaire » de type classique dans laquelle cette suprématie serait commandée par une simple logique de réduction des prérogatives des autres pouvoirs (législatif et judiciaire). La conséquence de cette nouvelle rationalité est que le rôle dévolu au citoyen n'est plus qu'un rôle d'arbitrage et de contrôle par en bas de la bonne application de ces normes de droit privé à l'Etat et à ses agents : le citoyen arbitre, c'est le citoyen consommateur des services « publics », érigé en cette qualité en juge de la « rentabilité » et de la « productivité » des agents de la sphère étatique.

2/ Si l'on accepte avec vous que le néolibéralisme est une entière"gouvernementalité", en sortir ne peut être qu'une action de très longue haleine et même presque une intervention d'ordre "anthropologique". Pouvez-vous donner quelques pistes à ce sujet ?

Nous tenons en effet que le néolibéralisme ne se laisse pas réduire à une «politique économique» ayant pour dessein d'élargir la sphère des marchés au détriment de l'action de l'État. Le néolibéralisme doit être plutôt compris plus largement comme un ensemble de discours, de dispositifs,de disciplines conduisant à la transformation du mode de gouvernement des hommes, des relations sociales et des subjectivités avec pour norme la concurrence généralisée. Si, comme nous essayons de le montrer dans notre ouvrage, ces modes de gouvernement sont déjà en fonctionnement, si de nouveaux sujets prêts à « marcher à la compétition » sont déjà parmi nous, si même nous sommes tous peu ou prou contraints de participer à des situations de marché et d'obéir aux injonctions de performance dans des domaines aussi divers que la santé, l'éducation, la culture, la sexualité ou les loisirs, il va de soi que le renversement à opérer supposera bien autre chose qu'une inflexion de la politique économique, fut-elle d'inspiration keynésienne.

Le néolibéralisme, c'est pour le dire en bref, la construction d'un individu-entreprise, autocentré, maximisateur, cherchant à capitaliser les ressources pour accroître son pouvoir et ses biens personnels. Le « contre-néolibéralisme », si l'on peut dire, sera la déconstruction de cette « entreprise de soi » et la reconstruction d'un sujet coopératif ayant pour principe et horizon le bien commun. Ce qui supposera que les pratiques sociales et les institutions, et en premier lieu, les institutions d'éducation, s'ordonnent à une toute autre logique normative que celle de l'entreprise. Il va sans dire qu'une politique très active devra viser à une réduction drastique et rapide des inégalités de revenus et de fortunes. Mais cela ne suffira pas. Faire passer la logique du commun avant celle de la compétition ne peut s'opérer dans un isolat social. Ce sont tous les champs de l'existence qui doivent être réorientés ensemble selon la raison du commun.

Reste à savoir ce qui dans les pratiques, les institutions et les subjectivités d'aujourd'hui peut constituer une résistance mais surtout une alternative. C'est ce que les formes et les contenus des luttes de toutes natures nous diront.

3/Quels pourraient être les grands axes d'une gouvernementalité alternative que pourrait promouvoir une « vraie » gauche ?

La gauche au pouvoir a eu en effet tendance à opter soit pour la gouvernementalité néolibérale, soit pour une gouvernementalité administrative qui était souvent en même temps bureaucratique. La gouvernementalité néolibérale conduit les hommes en jouant avant tout sur le ressort de leur intérêt d' « entrepreneur », tandis que la gouvernementalité administrative tend peu ou prou à ramener l'action des hommes sur les hommes à l'action des hommes sur les choses, par exemple à travers la répartition de subventions par les guichets de l'administration, ce qui confine le citoyen dans la position d'un « bénéficiaire passif ».

Une véritable gouvernementalité de gauche s'imposerait de sortir d'une telle alternative. Il lui faudrait par conséquent articuler d'une manière inédite le souci du bien commun aux pratiques sociales venant des sujets eux-mêmes. En d'autres termes, elle devrait poser en règle que la définition du bien commun n'est pas le monopole, ni même l'affaire propre de l'administration. Il revient d'abord et avant tout aux gouvernés eux-mêmes de participer, avec les gouvernants et à leurs côtés, à cette perpétuelle redéfinition du bien commun qui est le trait essentiel d'une démocratie vivante. Bref, une gouvernementalité de gauche devrait poser en principe que la définition du bien commun ne peut être qu'une affaire commune. Mettre en %oe%uvre ce principe implique que l'on encourage et favorise, à rebours de la logique de l' « auto-entrepreneur » propriétaire exclusif de droits, toutes les pratiques de « mise en commun » : ce sont en effet de telles pratiques qui constituent de véritables « communs » (pour désigner ces choses l'anglais dit commons), qu'il s'agisse des ressources naturelles comme l'air ou la mer, ou des connaissances disponibles sur l'Internet, par exemple.

Le propre d'une gouvernementalité alternative serait donc de faire procéder la délibération sur le bien commun de toutes les pratiques sociales de mise en commun.