Agir contre "l'insignifiance" .

FÉDÉRATION NATIONALE DES ASSOCIATIONS DES RÉÉDUCATEURS DE L'ÉDUCATION NATIONALE

Agir contre « l'insignifiance .





Ce qu'on observe maintenant, c'est un recul de l'activité des gens. Et voilà un cercle vicieux. Plus les gens se retirent de l'activité, plus les bureaucrates, politiciens, soi-disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : « Je prends l'initiative parce que les gens ne font rien. » Et plus ces gens-là dominent, plus les gens se disent : « C'est pas la peine de s'en mêler, il y en a assez qui s'en occupent et puis de façon, on n'y peut rien. »
Cornelius Castoriadis, Post-scriptum sur l'insignifiance .


Depuis de longs mois, voire des années, une nouvelle forme d'expression émerge, celle des pétitions. Des pétitions circulent pour sensibiliser la population sur des points touchant différents secteurs d'activités : les unes pour sauver les RASED, les autres contre le dépistage d'une soi-disant délinquance des enfants, d'autres encore contre l'inflation dévastatrice de l'évaluation dans l'enseignement primaire secondaire et supérieur. Ces pétitions, qui embrassent un champ « de la maternelle à l'université » ont un mérite certain : celui d'informer, d'alerter, de faire circuler la parole entre ceux qui la signent. Une communauté d'esprit se crée, un collectif se met en place. Mais il s'agit désormais de passer de la culture du « clic » sur internet, cette « expression individuelle », à une véritable mobilisation collective contre ce qui menace un point central de notre république : l'enseignement et la transmission.
Il s'agit de mettre fin au « cercle vicieux » qui entraîne chacun dans un peu plus d'indifférence, qui éloigne les citoyens des affaires communes et qui conduit à couper les responsables et les élus de ceux et de celles qu'ils sont censés représenter. Car plus « l'insignifiance » étend sa toxicité sur la pensée, plus la précarité intellectuelle et sociale impose sa chape de plomb sur l'analyse critique des choses de la cité, et plus la soumission et l'adaptation deviennent les armes du gouvernant. Plus le collectif est délité « détissé » pourrions-nous dire et avec lui sa capacité à résister aux normes et aux conformismes, plus la pensée s'obscurcit, et tout élan critique et toute capacité d'agir autrement se trouvent stoppés.

Depuis quelques années en effet, la politique d'État est celle de l'évaluation des productions culturelles et scientifiques, mais aussi de l'évaluation des comportements, le tout agrémenté de fichages, de critères variés, de normes (plus ou moins) précises, et le fichier Edvige » est là pour en témoigner.

Aujourd'hui, ce qui est chiffrable et quantifiable paraît objectif et indiscutable : le discours du mètre, de la psychométrie à la bibliométrie, devient le discours officiel. Tout se chiffre et se met en liste. L'Histoire, pourtant, nous a largement appris ce que pouvaient signifier les listes émanant d'un pouvoir central : on commence par évaluer, puis l'on trie, pour finalement éliminer.

Ce système de listage envahit tous les champs : il n'est que de se rendre compte du courrier, électronique ou postal, que nous recevons parce que nous sommes consommateurs de tel ou tel produit, membres de telle ou telle association, participants de telle ou telle manifestation, adhérents de tel ou tel parti, associés de près ou de loin à telle ou telle idée. Nous sommes des proies marketing, enregistrées dans des banques et des bases de données : ce sont les lois du marché, nous dit-on. Mais que signifient des lois du marché appliquées massivement au domaine de la culture, de la transmission des savoirs, des connaissances et de la recherche ?

La vague massive et récente des pétitions, qu'il importe de transformer aujourd'hui en un vaste mouvement collectif, est une réaction face à l'infiltration sournoise d'un contrôle d'État centralisé dans le monde du savoir, de la connaissance et de la culture que sont nos écoles et nos universités.

L'université a pour mission de garantir des chances égales et républicaines à nos enfants et c'est aussi de leur avenir qu'il s'agit : nous tenons à cette université dont on nous prédit le pire au regard des « grands enjeux de la compétition mondiale ». Nous savons tous que le classement Shanghaï des universités est une vaste comédie qui ne fait rire personne. L'habileté de la politique néolibérale actuelle est de nous faire croire que nous sommes à la traîne, que nous ne sommes pas compétitifs : il faudrait aligner le savoir et la connaissance aux seuls critères de la marchandise. Il faudrait nous soumettre au contrôle et à l'évaluation, il faudrait marcher au pas. Les discours humiliants et méprisants sur l'école et l'université remplissent les colonnes de nos journaux. La mélancolie et le sentiment d'impuissance gagnent nos rangs. Peu à peu s'infiltre le découragement et la peur de l'action que l'on considèrerait sans efficacité.

Pourtant, des systèmes d'évaluation existent déjà, et depuis longtemps : en tant qu'enseignants et chercheurs, nous les avons toujours traversés, depuis les concours jusqu'aux publications. Les pratiques des enseignants sont depuis bien longtemps évaluées, par les visites des inspecteurs dans le système scolaire, par les primes, les promotions, les publications à l'université. Tous, nous pensons, bien évidemment, qu'il est nécessaire et fructueux de mener une réflexion sur nos pratiques, parce que notre fonction nous donne une responsabilité auprès du public large et varié que sont les étudiants, et auprès de tous nos concitoyens à qui nous devons des comptes. Nous ne refusons pas l'évaluation à condition qu'elle se fasse dans la concertation et le dialogue qui préservent l'appréciation qualitative de nos travaux. Nous ne refusons pas le dialogue à condition que l'objectif affiché (améliorer l'enseignement et la recherche) corresponde aux motivations réelles d'une telle entreprise et ne serve pas les intérêts d'un objectif strictement économique (coupes dans les budgets, suppression de postes, disparition progressive de certaines disciplines ou de niveaux de formation).

La ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche, Mme Valérie Pécresse, disait lors d'une interview : «Toute recherche est une compétition». N'est-ce pas là encore le vocabulaire de la concurrence confondu avec celui de l'émulation ? Oui, les chercheurs ont besoin d'une émulation collective pour penser et débattre sur leurs objets de recherche. Cette émulation est attestée par les centaines de colloques qui ont lieu chaque année et qui rassemblent des chercheurs français et internationaux de champs disciplinaires et de références théoriques différents, voire divergents : ce sont des lieux de discussions et de débats parfois houleux, toujours stimulants. Cette émulation est nourrie par le nombre de publications dans des revues et des ouvrages libres. Un chercheur n'hésite pas à se frotter au débat et il n'hésite jamais à réfléchir sur ses objets de connaissances, sur ses référents théoriques, sur ses pratiques d'enseignement s'il est enseignant. C'est aussi de la polémique et du débat que naît la pensée.

Et le problème est bien là : la politique actuelle d'évaluation et de liste tend à faire mourir la dynamique de cette pensée. Elle « dé-moralise », elle dévalue la recherche parce qu'elle l'instrumentalise. La pensée devient un instrument pour tel ou tel clan ou telle ou telle carrière. La morale et l'éthique nécessaires à la production de pensée est étouffée par l'utilitarisme et les discours d'efficacité. La politique d'état de la recherche et de l'enseignement cherche à soumettre le savoir au pouvoir. « Halte à la pensée », nous dit cette politique d'évaluation et de normalisation avec ses critères quantitatifs.

Quel avenir alors pour les mouvements d'idées novateurs, pour les pensées avant-gardistes qui défient précisément les courants d'État et les courants normatifs ? Que devient la fécondité séculaire des échecs et des erreurs qui ont toujours fait avancer le savoir et la pensée ?
Cette inflation d'évaluation des comportements, des productions scientifiques et culturelles sur des bases fallacieuses d'objectivité et de scientificité repose sur une idéologie positiviste qui mène à l'indifférence et à l'insignifiance. C'est contre ce sentiment qu'il faut lutter aujourd'hui. Comme le disait Romain Gary,

«Quand on a voulu balayer le mensonge dans les sociétés bourgeoises, on est allé jusqu'au bout, et on a balayé la part d'imaginaire, la part de poésie, sans laquelle il n' y a ni civilisation, ni homme, ni amour (). Si tu mets fin à ce «règne poétique», rien ne t'empêche plus d'être cannibale ou de procéder au génocide, parce que dès que tu supprimes la part mythologique, tu es à quatre pattes (). L'homme sans mythologie de l'homme, c'est de la barbaque. Tu ne peux pas démythifier l'homme sans arriver au néant, et le néant est toujours fasciste, parce que étant donné le néant, il n'y a plus aucune raison de se gêner.»


Laurie Laufer

Psychanalyste

Maître de conférence Paris 7

Secrétaire Générale de l'Appel des Appels