Roland Gori - Comment vivre ensemble aujourd'hui dans une culture du court terme ?

Au moment où notre civilisation manifeste de la haine et du mépris à l'égard de la pensée, du travail de la culture, du temps nécessaire pour comprendre nous voulons remonter le courant de cette civilisation qui nous entraîne vers les chutes de l'humain.

Nous assistons aujourd'hui à une véritable éclosion de pétitions et d'appels en tous genres qui témoignent de signes de colères et de chagrins, de symptômes de souffrances sociales, de ce grand corps social malade.

Comment ne pas y voir aujourd'hui les signes multiples et en même temps convergents d'une maladie qu'il convient de diagnostiquer et de traiter au-delà de ses symptômes ?

Donc il s'agit maintenant de passer du traitement des symptômes au diagnostic et au traitement de cette maladie de la civilisation qui se manifeste en différents lieux de souffrance du corps social. Le temps des pétitions et des appels est dépassé, le temps des réactions révolu. Il convient maintenant d'établir un véritable cahier des charges, un véritable cahier à charges de ce qui ne va pas aujourd'hui dans cette nouvelle politique de civilisation.

Les pouvoirs publics sont autant les acteurs que les victimes de cette politique de civilisation. C'est le concept même du vivre ensemble qui devient point critique aujourd'hui pour l'action publique et nous cherchons désespérément de nouveaux fondamentaux du lien social. Les ambitions de transformer l'État selon une conception d'entreprise ne sont que les cache-misère de ce nouveau malaise dans la culture.

Les hommes politiques eux-mêmes ne sont que les symptômes de cette civilisation qui recode notre quotidien dans la langue des valeurs du capitalisme financier : mobilité, flexibilité, profit, contingence, compétition et cynisme. Nous l'avons appris de Michel Foucault, les hommes politiques eux-mêmes n'échappent pas à cette nouvelle logique du marché fondée sur le crédit de l'opinion car le pouvoir ne se possède pas, il s'exerce.

Nous avons l'ambition d'extraire la logique sous-jacente aux symptômes de cette souffrance sociale et de repérer les points nodaux de nos expériences d'existence et la structure de ce malaise de société.

L'appel des appels a la vocation de mettre en commun des expériences multiples et variées, à repérer aujourd'hui les exigences qui s'imposent à des existences, hantées par le spectre de la précarité et de la contingence, à reconnaître les nouvelles géographies des processus de normalisation sociale.
C'est pour cela que l'Appel des appels s'adresse à l'ensemble des citoyens quand bien même c'est à partir de professionnels qu'il a été lancé.

Nous voulons retrouver le goût de la parole perdue, du collectif sinistré et des pluriels singuliers malmenés.

Nous voulons nous donner le temps d'une réflexion politique, le temps de penser nos actions, de dépasser les moments de réaction, d'hyperactivité pathétique et spectaculaire.

Nous voulons retrouver la possibilité de penser dans l'indépendance, dans l'indépendance des dispositifs de conformisation sociale et culturelle.

Nous voulons retrouver la possibilité de travailler et de vivre selon les valeurs humanistes de notre culture, notre civilisation des Lumières, qui furent à l'origine des conceptions modernes du soin, de la justice, de la culture, de l'éducation et de l'information.

Nous voulons vivre ensemble dans un monde habitable pour tous, à distance des ségrégations et des stigmatisations. Nous voulons vivre humains dans un monde où la logique des choses ne prévaut pas sur la dignité des hommes, sur leur vulnérabilité, sur leur défaillance, sur leur faiblesse, qui constituent aussi la grandeur de l'espèce.

Nous ne voulons pas vivre dans un monde en avance sur ses excréments, qui s'arrête à l'ornière de ses résultats au risque d'une politique des choses qui détruit la nature et l'humain.

Rationalité technique, idéologie du profit et standardisation des conduites nous ont rendu malades.

Au nom de la rationalité technique, au nom de la raison, nous sommes devenus déraisonnables.

Au nom d'une idéologie du profit, de la rentabilité et de l'efficacité qui tend à transformer l'humain et la nature en marchandises, nous risquons d'anéantir l'humanité dans l'homme.

Au nom de la science, nous finissons par croire à la magie des chiffres comme d'autres civilisations ont cru aux esprits.

A force de vouloir tout contrôler et tout prévenir pour mieux gérer techniquement le monde, nous l'avons rendu malade.

Nous avons rendu malades aussi ses habitants en voulant standardiser leur conduite, en contrôlant toujours davantage les replis de leur intimité, en oubliant leurs histoires et leurs dialectes, nous avons raboté les singularités et appauvri le patrimoine de l'espèce.

A vouloir être transparents nous nous sommes perdus de vue.

Nous nous sommes perdus de vue dans une société du mépris où nous ne nous voyons plus les uns les autres, tout juste bon à nous entre-surveiller dans l'indifférence et le soupçon où chaque citoyen devient un surveillant.

En prétendant administrer scientifiquement, techniquement et de manière comptable le vivant, nous avons aboli le politique qui fut à l'origine même de notre civilisation et de ses formes de pensée, le monde, les autres et nous-mêmes.

Nous avons fait de la science, de la technique et de la gestion qui sont en elles-mêmes des disciplines formidables, les guides normatifs de nos conduites avec pour seule logique le profit calculé et la rentabilité à court terme.

Nous cherchons dans les gènes de la nature les racines de notre maladie de civilisation en faisant porter à nos enfants la charge organique de nos organisations sociales. Nous avons transformé les sciences du vivant qui sont des disciplines scientifiques formidables en techniques de gouvernement de l'humain. Nous avons transformé le savoir qui nous avait affranchi en dispositif d'asservissement social.

A force de devoir justifier formellement tout ce que l'on fait, on passe plus de temps à justifier qu'à faire.


La recherche qui fit la fierté du savoir et de la connaissance se transforme par la logique actuelle du marché des publications en foire d'empoigne de cynisme et d'imposture.

L'idéologie de l'expertise prescrit socialement une concurrence féroce et une servitude volontaire des chercheurs au nom d'une évaluation soi-disant objective de leurs travaux. A force de compter les publications plus rien ne compte de la valeur d'une recherche que la marque de la revue dans laquelle les travaux sont publiés.

L'évaluation des chercheurs et de la pratique est socialement légitime mais les moyens par lesquels elle opère aujourd'hui s'avère scandaleusement inappropriés, au moins dans certains domaines de la connaissance. Pour inappropriée que soit cette évaluation, elle assure une hégémonie culturelle des modèles anglosaxons, des marchés où ils s'éditent et de leurs réseaux d'acculturation. C'est une réussite idéologique et un ratage social, politique et méthodologique.

De nouvelles servitudes s'imposent qui conduisent les humains à se mesurer comme des choses, à se rendre commensurables et à perdre leur dignité : «il ne faut pas dire qu'une heure [de travail] d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps.1»


Par le quadrillage des populations nous devenons tous des exclus de l'intérieur.


La justice dont la vocation consistait à mettre les hommes en égalité devant la loi, tend aujourd'hui à supprimer la fonction même de jugement et de décision des magistrats au profit de dispositifs de répression, de séquestration ou de standardisation sociales. Par le quadrillage des populations, par le contrôle pointilleux des individus évalués au ras de leurs conduites les plus intimes, nous devenons tous des exclus de l'intérieur.

L'inclusion dans des systèmes de surveillance à vie qui suivent les comportements à la trace constitue la forme moderne de l'exclusion sociale. La justice qui fait des humains les fils de la même Cité les rend aujourd'hui orphelins du lien social, et ce d'autant plus que la concentration des pouvoirs tend à rendre les magistrats eux-mêmes dépendants du système.


Une éducation qui ne repose que sur la crainte et la manipulation des conduites se désavoue elle-même.


L'éducation permet l'apprentissage des fondamentaux de la connaissance et l'initiation aux valeurs éthiques par l'épanouissement de chacun et pour l'intérêt de tous.

L'éducation constitue la mise au monde d'un sujet dans une Cité.

Une éducation qui ne repose que sur la crainte et la manipulation des conduites, qui ne trouve sa légitimité que dans la prédestination de la nature pour organiser ses dispositifs se désavoue elle-même et trahit les idéaux qui en fondent le principe.

Faire de l'éducation un pur apprentissage des schémas cognitifs et des programmes de comportement la viderait de sa substance tant éthique que savante au profit d'un pur formatage des esprits. Non sans conduire les enfants qui en subiraient la charge à se transformer eux-mêmes et les autres en instruments d'un monde transformé en marchandise et en parts de marché. Cela se nomme «réification» et conduit à toutes sortes de pathologies dont on pourra au microscope déceler les racines soi-disant moléculaires.

C'est à la manière dont une société traite les plus vulnérables de ses enfants que se révèle la substance éthique de ses valeurs et la mesure de son lien social.

Le soin est le souci de l'humain qui honore son semblable en état de détresse, de vulnérabilité et d'angoisse.

Une société qui ne mesure l'acte de soin qu'à la toise de sa rentabilité et de sa tarification fait de la santé une marchandise et du patient un client auquel l'acte de soin rend un service commercial comme un autre. Le soin y a perdu sa valeur spécifique et le soignant son honneur professionnel.

Lorsque les directeurs d'hôpitaux sont transformés en managers, recrutés et formés selon le modèle de l'entreprise, les soignants n'ont plus qu'à obéir. C'est la revanche du programme administratif sur le projet thérapeutique.

La culture comme distraction se consomme pour démobiliser les esprits, la pensée critique , et non les cultiver.

La culture est le travail par lequel l'esprit se forme dans l'héritage des %oe%uvres et des auteurs que le citoyen reçoit sans testament et en partage avec ses semblables.

Lorsque la culture se réduit à une civilisation des esprits dans une manière de dire et de faire qui s'apparente à la mode, elle est très vite dépassée, dépassée comme une politesse, une courtisanerie qui cherche dans la nouveauté à se dépasser.

Et si aujourd'hui la culture se cherche dans le dépassement incessant du spectacle c'est bien parce qu'elle n'a pas su exister dans la durée, comme présent, assumer son héritage du passé et sa propension dans l'avenir.

Alors, si la culture peut être consommée dans l'instant et être évaluée à sa valeur marchande, elle se trouve réduite au mieux à des signes de distinction sociale, à des formes de bonne manière, et au pire à un «tittytainment» qui démobilise les esprits et abolit la pensée critique.

Lorsque l'information fabrique l'opinion davantage qu'elle ne la révèle nous sommes alors en présence d'une nouvelle forme de censure sociale.

L'information a permis aux humains de communiquer entre eux et de connaître l'état de l'opinion, l'existence des évènements, les ressorts de cette matérialité organique et sociale dont ils étaient aveuglément solidaires dans l'ignorance des obéissances aux puissances de la nature et à celles des souverains.

L'information participe des Lumières qui ont permis l'affranchissement des puissances tutélaires des dispositifs de soumission.

Lorsque l'information fabrique l'opinion davantage qu'elle ne la révèle, lorsqu'elle court immodérément vers le scoop et le fait divers dans une concurrence acharnée de l'audimat qui expose l'informateur à la précarité d'un succès qui ne tient sa consistance que de l'éphémère, que le temps est celui du scoop et non la durée de l'analyse et de la réflexion, nous sommes alors en présence d'une nouvelle forme de censure sociale. Cette censure sociale opère par la mise en concurrence des informations dont l'abondance permet d'éviter l'analyse et la mise en relief critique.

L'information fournit à la politique du fait divers le temps de la réaction pour éviter celui de l'analyse et de la réflexion.

Quand le profit à court terme ouvre à la guerre de tous contre tous, il s'avère légitime de se demander dans quel régime nous sommes.


Dans tous ces domaines, soin, éducation, justice, recherche, information, culture, etc., le contrôle social a pris le pas sur les finalités spécifiques des professions qu'elles avaient fondées.

Partout au nom de l'expertise objective et de la logique comptable, le formatage des conduites a pris le pas sur l'esprit et la substance des actes qu'elles réalisent.

Partout le profit à court terme ouvre à la guerre de tous contre tous dans une société de la dissociation où l'individu est d'autant plus sacré autonome qu'il est solitaire et abandonné à la dépendance de dispositifs de contrôle social qui pensent pour lui.

A relire aujourd'hui Montesquieu qui fait de l'honneur le principe d'éducation et de gouvernement de la Monarchie, de la crainte le principe d'éducation et le gouvernement des états despotiques, de la vertu le principe d'éducation et de gouvernement de la République, à réfléchir sur ces principes de gouvernement il s'avère légitime aujourd'hui de se demander dans quel régime nous sommes.



1 Marx cité par Georg Lukacs, 1960, Histoire et conscience de classe. Paris : Editions de Minuit, p. 117.