La France ne s'ennuie pas

Texte prononcé lors de la Journée de l'Appel des appels du 22 mars 2009, Appel des Appels à Montreuil

La France ne s'ennuie pas. Cela ne signifie pas qu'elle s'amuse. Elle serait plutôt ennuyée, inquiète, et c'est de cette non quiétude que de ma place d'écrivain, de critique et de chercheur indépendant, je voudrais témoigner, au-delà de la crise économique et sociale annoncée qui éclate aujourd'hui.

Beaucoup de constats formulés depuis quelques mois confirment certaines analyses élaborées depuis plus longtemps. Le contrôle de plus en plus actif de la parole, calqué sur le modèle américain, a été bien analysé par André Schiffrin. La marchandisation systématique de la culture, qui s'est installée depuis trente ans, Eric Vigne l'a fort bien analysée aussi, dans un livre terrible, Le livre et l'éditeur. Le système mis en place aujourd'hui aboutit au fait que le livre, quand il n'est pas un produit de consommation éphémère et jetable, ou normé, a de moins en moins de chance de trouver son lecteur voire un éditeur. La vulgate commerciale veut que ce qui est sérieux, profond, élaboré, ennuie. La culture serait là uniquement pour distraire. De quoi ? De ce qui se passe pendant ce temps-là, bien sûr. Ce système catastrophique, toutefois, restait entrouvert et avait laissé la place à des initiatives différentes, aussi bien associatives que publiques. Ayant participé activement à deux d'entre elles, qui viennent de mourir, je voudrais vous en dire un mot.

La première, Inventaire-Invention, était une revue littéraire et un pôle multimédia sur Internet, créé par Patrick Cahuzac. Cette initiative éditoriale et littéraire d'un genre nouveau avait pris naissance à Aubervilliers il y a dix ans, et s'était installée il y a peu dans une petite folie à La Villette. Y étaient publiés des textes d'écrivains connus et moins connus, des nouveaux, des discrets, vous pouvez encore les découvrir sur le site avant qu'il ne ferme. Les livres étaient peu chers. 5 euros. Accessibles à toutes les bourses et en particulier aux jeunes. Le pari était d'offrir un espace à des textes courts, qui ne trouvent plus d'issue dans l'édition générale. Autour de cette revue, qui exploitait avec exigence et rigueur les nouvelles ressources d'Internet, un programme pédagogique avait été développé, avec des professeurs de français, des documentalistes, pour permettre à des classes de lycée, de BTS, de banlieue le plus souvent, de prendre contact avec la littérature contemporaine et, petit à petit, de se l'approprier. Les classes lisaient cinq ou six petits livres pendant trois ou quatre mois, puis critiquaient, votaient, et invitaient l'écrivain de leur choix, celui dont le texte leur avait parlé d'un peu plus près. J'ai eu ainsi l'occasion de rencontrer plusieurs classes, de faire avec certaines des ateliers d'écriture. Les rencontres étaient passionnantes, les textes écrits par les élèves souvent sensibles, étonnants de fantaisie et de profondeur, témoignant que la littérature n'est pas une activité pour happy few mais un besoin, une nécessité de dire et partager ce qu'on ne peut, parfois, faire entendre autrement. Ce qui était beau dans ces rencontres, c'est que ces jeunes le découvraient par eux-mêmes. En écrivant, comme aurait dit Queneau, ils commençaient à devenir écriverons. Et par là même, les livres soudain n'étaient plus pour eux lettre morte, pris dans les normes scolaires, mais des objets animés et des lieux habités. Les professeurs, souvent jeunes, désireux de bien faire, étaient heureux de cette interaction avec des artistes engagés dans la transmission de leur passion et de leur raison de vivre. Dans cette espace de liberté différent du moule scolaire traditionnel, ils découvraient aussi leur classe. Beaucoup d'écrivains et d'artistes, depuis une quinzaine d'années, se sont ainsi engagés aux côtés des enseignants, dans le désir de faire partager leur passion qui fait l'âme sensible et parfois la conscience de toute culture vivante. Cet engagement me paraît capital. Or dès l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, les subventions de fonctionnement ont été supprimées et de ce fait, Inventaire-Invention est aujourd'hui en liquidation. Le sentiment partagé de l'équipe, qui fait écho à bien d'autres témoignages, est celui d'un saccage. Saccage culturel, saccage du lien social, saccage de la transmission. Une vraie politique de civilisation, qui n'eût pas été un slogan, eût développé au contraire ces initiatives nombreuses au lieu d'y faire barrage, assez systématiquement semble-t-il. Il pourrait être intéressant, dans le cadre de l'appel des appels, de tenter de fédérer tous les artistes ayant fait l'expérience d'ateliers dans les classes de collège et de lycée, plasticiens mais aussi écrivains et musiciens, et de soutenir leur activité, qui me paraît essentielle pour lutter contre les clivages sociaux, développer des talents et étayer les jeunes enseignants.

Autre initiative, prise il y a dix ans par un haut fonctionnaire, poète, Yves Mabin : la création de Vient de paraître. Cette revue financée par les Affaires étrangères avait pour vocation d'informer tout le réseau des Français et des francophones à l'étranger, des parutions dans les principaux domaines phares : littérature, philosophie, sciences humaines, sciences dures, etc. On y avait ajouté récemment les disques et quelques DVD. L'objectif de cette revue, qui avait recruté une quarantaine de critiques indépendants, reconnus pour leurs compétences professionnelles diverses, était d'échapper à l'ordre marchand. Précisons que ces critiques n'étaient pas salariés par l'Etat mais payés à la pige. Nous y avions toute liberté de choix, ce qui permettait de rendre compte d'ouvrages parus chez des petits éditeurs, ou d'%oe%uvres exigeantes ayant échappé à la grande presse. Nous pouvions aussi, sans que jamais l'Etat n'intervienne, rendre compte d'ouvrages critiquant la politique française. Le seul critère qui importait était la qualité des textes. La démocratie était encore relativement en bonne santé. La prise en main de cette revue par Culturesfrance a progressivement modifié la perspective et abouti, le mois dernier, au congé sans préavis et sans motif de tous les critiques. Il nous a été annoncé par lettre que la sélection des ouvrages à diffuser à l'étranger se ferait désormais en interne. J'ai publié sur mon blog de Médiapart un papier cosigné par une grande partie de l'équipe. Deux jours plus tard, dans Libération, d'autres protestations du même ordre s'élevaient contre l'abandon par la France des postes à l'étranger, et contre des stratégies de promotion dirigées d'en haut et se coulant dans le système marchand que nous pouvions jusque-là court-circuiter. Une des nouveautés à laquelle nous assistons, inédite en France jusqu'ici, au moins en temps de paix, est que nous avons affaire à une équipe dirigeante qui prétend s'approprier la culture pour nous dire ce qu'elle est tout en la contrôlant activement. Le contrôle des livres à diffuser à l'étranger est ouvertement confié à des diplomates sans complexes qui n'ont a priori ni le temps ni les compétences pour guetter ce qui paraît, le lire avec attention et juger si le travail mérite d'être mis en valeur. La compétence propre des uns et des autres, et cela se voit aussi dans la recherche, est méprisée, niée, et ce mépris permet à quelques-uns de bénéficier des grâces du Prince. L'ère du soupçon pointée par Nathalie Sarraute ne se cantonne plus dans le roman, lui succède un demi-siècle plus tard l'ère du mépris, dans le réel, grâce à un pouvoir qui semble ignorer que le mépris est toujours une méprise.

Pour le moment, notre position consiste à lutter sur le terrain, pour tenter de faire reculer l'arbitraire et obtenir la réintégration des critiques, en toute liberté et toute indépendance. Intermédiaires nous sommes, et solidaires de la recherche, de l'exigence, de la qualité, de la compétence spécifique de chacun. Nous souhaitons en effet que les Affaires étrangères poursuivent une politique culturelle exigeante et soutienne, à l'étranger, le meilleur de ce qui se publie en France et dans les pays francophones. Là aussi, une politique de civilisation digne de ce nom aurait non seulement soutenu l'équipe, mais développé cette revue de façon à contribuer à promouvoir à l'étranger ce que la France produit de meilleur dans tous les domaines de la culture.

Notons que Nicolas Sarkozy avait tout annoncé à qui voulait l'entendre. Il a promis de régler son compte à 68 et il tient parole. Il a aussi promis la rupture et je crains bien qu'il ne l'obtienne, au-delà de ses espérances et des nôtres. Ce qui arrivera demain, nous ne le maîtrisons déjà plus. La machine est en marche, à vrai dire elle l'est depuis longtemps, chacun à son heure en prend conscience. Ce qui est nouveau, c'est que les clivages gauche droite ont sauté. Ce sont nos catégories mêmes qui ont sauté. C'était visible à la façon dont Nicolas Sarkozy utilisait l'histoire, brouillant les repères, se réclamant indistinctement de toutes les filiations. C'est qu'il y a toujours l'avouable et l'inavouable, et l'inavouable, c'est aussi ce qui se met en acte. Le 22 mars, bien sûr, fait écho. Mais nous n'assisterons pas à une répétition de 68. Nous assisterons à un bras-de-fer, à l'intérieur de cette génération-là, entre ceux qui ont choisi la voie du travail, de la recherche exigeante, en un mot de la connaissance et de la conscience citoyenne, et ceux qui ont choisi la voie du profit à tout prix et, parfois, à n'importe quel prix. La lutte est plus grave. Elle risque aussi d'être plus violente puisqu'elle s'articule à une crise économique et sociale majeure. En 68, le mouvement venait des étudiants. Aujourd'hui, il vient des chercheurs. De ce qu'on pourrait appeler l'élite savante, tous domaines et tous partis confondus. C'est donc une bataille pour la transmission à la jeune génération des valeurs invendables, la liberté, la connaissance, le travail pour tous, le respect de chacun et en particulier de la vie privée, l'égalité, la lutte contre toutes les formes d'exclusion, que bafouent ceux qui n'ont pas fait ce choix-là, à droite comme à gauche. Les Français sont peut-être en train de racheter, une fois de plus dans leur histoire, ces valeurs qui ne sont pas à vendre. Si c'est une crise de civilisation, je crois aussi que c'est un événement qui mérite d'être salué.

Louise L. Lambrichs louise@lambrichs.fr